Lull la prend par le bras. Aj se retourne et Thomas Lull lit dans son regard des émotions qui lui paraissent effrayantes, mais il a rompu le charme. Terrifiée, la famille est agitée de divers mouvements : le père veut livrer combat, la mère prendre la fuite, la grand-mère lève les mains en une prière, les filles essayent de rassembler les affaires du thé. Une tache chaude et mouillée, du châï renversé, s’étale sur la darî.
« Elle a raison », leur lance Thomas Lull en emmenant Aj de force. Elle ne résiste plus, avance d’un pas lourd, comme les victimes de mauvais trips qui trébuchaient sur le sable lorsqu’il les éloignait des fêtes sur la plage. « Elle a toujours raison. Si elle vous dit de partir, partez. »
La gare Chhatrapati Shivajî cesse de retenir sa respiration et reprend son incessant hurlement à basse intensité.
« Bordel, à quoi vous jouiez ? » s’énerve Lull en pressant Aj vers le quai 5, où le Mumbaï-Vârânacî Râj shatabdi est en place, long cimeterre vert et argent luisant sous les projecteurs de la gare. « Qu’est-ce que vous leur avez dit ? Vous auriez pu déclencher n’importe quoi, vraiment n’importe quoi.
— Ils allaient voir leur fils, mais il a des ennuis », répond-elle d’une voix éteinte. Il se demande si elle ne va pas s’effondrer sur lui.
« Par ici, monsieur, par ici ! » Les porteurs les escortent à travers la foule. « Ce wagon, là ! » Thomas Lull leur donne de l’argent, trop, pour qu’ils emmènent Aj à son siège, dans le box pour deux, intime, éclairé par des lampes, qui leur est réservé. Thomas Lull se penche dans le cône de lumière et demande : « Comment vous saviez tout ça ? »
Elle fuit son regard, enfonce la tête dans le dossier rembourré. Elle a le visage cendreux. Thomas Lull a très peur qu’elle refasse une crise d’asthme.
« Je l’ai vu, les dieux…»
Il se jette en avant, prend entre ses mains le visage en forme de cœur de la jeune fille, le tourne vers lui pour le regarder en face.
« Ne me mentez pas, personne ne peut faire ça. »
Elle lui effleure les mains, il les sent se détacher de son visage.
« Je vous l’ai dit. Je vois ça comme un halo autour des gens. Des choses sur eux : qui ils sont, où ils vont, quel train ils prennent. Comme ces gens qui allaient voir leur fils, sauf qu’il ne serait pas à l’arrivée pour les accueillir. Tout ça, ils ne l’auraient pas su, ils auraient attendu encore, encore et encore à la gare, des trains seraient arrivés et repartis, mais toujours pas de fils, et peut-être le père se rendrait-il chez lui, mais tout ce qu’ils sauraient, c’était qu’il était parti travailler ce matin-là et qu’il avait dit qu’il les retrouverait tous à la gare, alors ils iraient à la police où ils découvriraient qu’on l’avait arrêté pour vol de moto, et il faudrait qu’ils payent une caution, et ils ne sauraient pas à qui s’adresser pour le faire sortir. »
Thomas Lull s’écroule dans son siège. Il est battu. Sa colère, son rationalisme abrupt de Yankee échouent face aux mots fragiles de la jeune fille.
« Ce fils, le prodigue, comment s’appelle-t-il ?
— Sanjaï. »
Les portières automatiques se ferment. Au bout du train, un sifflet perce le vacarme de la gare.
« Vous avez cette photo ? Je voudrais la revoir, celle que vous m’aviez montrée près du bras mort. »
Silencieusement, souplement, le train se met à avancer. Les wallahs de gare et les personnes venues accompagner les voyageurs restent à hauteur du train pour tenter une dernière vente ou lancer un dernier adieu. Aj ouvre son palmeur sur la table.
« Je ne vous ai pas dit la vérité, avoue Thomas Lull.
— Je vous ai posé la question. Vous avez répondu : “Juste d’autres touristes. Ils ont sans doute exactement la même photographie.” Ce n’était pas la vérité ? »
Le train express électrique oscille sur les aiguillages. Prenant de la vitesse à chaque mètre, il plonge dans un tunnel dans l’éclairage sinistre des éclairs dans la caténaire.
« Seulement une vérité. C’était bien des touristes… et j’en étais un aussi, mais je les connais. Je les connais depuis des années. On voyageait ensemble en Inde, pour vous dire à quel point on se connaissait. Ce sont Jean-Yves et Anjâlî Trudeau, théoriciens de la Vie Artificielle de l’université de Strasbourg. Lui est français, elle indienne. De bons scientifiques. La dernière fois que j’ai eu de leurs nouvelles, ils envisageaient de partir à l’université du Bhârat… bien plus près des sundarbans. Là où s’effectuait la recherche de pointe, d’après eux, sans être gênée par les lois Hamilton et les réglementations sur les aeais. Apparemment, ils l’ont fait, mais ce ne sont pas vos véritables parents.
— Pourquoi ça ?
— Pour deux raisons. D’abord, quel âge avez-vous ? Dix-huit ans ? Dix-neuf ? Ils n’avaient pas d’enfants quand je les connaissais il y a quatre ans. Mais ce n’est rien à côté de la seconde raison : Anjâlî est née sans utérus. Jean-Yves me l’a dit. Elle ne peut pas avoir d’enfant, même in vitro. Elle ne peut pas être votre mère biologique. »
Le shatabdi jaillit de la ville souterraine dans la lumière. Une large nappe dorée entre en oblique par la fenêtre pour se répandre sur la petite table. Le smog photochimique de Mumbaï l’a dotée de couchers de soleil dignes de Bollywood. La perpétuelle brume marron donne aux ziggourats des lotissements des airs éthérés de montagnes sacrées. Des grues à portique filent derrière la vitre, et en regardant leurs ombres stroboscopiques passer sur le visage d’Aj, Thomas Lull essaye de lire des émotions, des réactions sur le scintillant masque doré. Elle baisse la tête. Ferme les yeux. Thomas Lull l’entend prendre sa respiration. Aj relève la tête.
« Professeur Lull, j’éprouve un certain nombre de sensations fortes et désagréables. Permettez-moi de vous les décrire. Bien qu’à peu près au repos, je suis prise de vertige, comme si je tombais, pas au sens physique, mais en moi-même. Je ressens de la nausée et ce que je ne peux décrire que comme de la vacuité. Je ressens de l’irréalité, comme si ce présent ne se produisait pas pour moi, que je le rêvais dans mon lit d’hôtel à Tekkadi. Je ressens un choc, comme si on m’avait frappée sans me porter physiquement le moindre coup. J’imagine que la substance physique du monde est aussi fragile et délicate que du verre, que je peux à tout moment passer à travers et tomber dans le vide, et en même temps, mille idées différentes me traversent l’esprit. Professeur Lull, pouvez-vous expliquer ces sensations contradictoires ? »
Le véloce soleil d’Inde se couche, désormais, colorant le visage d’Aj en rouge comme celui d’un dévot de Kâlî. Rendu flou par sa vitesse, le train express traverse les vastes bastîs de Mumbaï. Thomas Lull répond : « C’est ce qu’on ressent quand sa vie devient mensonges. C’est la colère et la trahison, la confusion, la perte, la peur, la douleur, mais tout ça n’est que des noms. Nous n’avons pas d’autres langues pour les émotions que l’émotion elle-même.
— Je sens des larmes me monter aux yeux. C’est très surprenant. » La voix d’Aj se brise alors et Thomas Lull l’aide à gagner les toilettes pour laisser les émotions étrangères sortir d’elles-mêmes loin du regard des autres passagers. De retour à sa place, il appelle un steward à qui il commande une bouteille d’eau. Il en remplit un verre, ajoute un tranquillisant de qualité supérieure tiré de sa petite mais efficace pharmacie de voyage, et s’émerveille de la complexité simple des rides que la trépidation de l’acier génère à la surface du liquide. Au retour d’Aj, il pousse le verre tremblant sur la table dans sa direction avant qu’elle puisse poser d’autres questions. Les siennes lui suffisaient.
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