Lisa Durnau pousse le vernier jusqu’à ce que l’affichage graphique indique ×1 000. Le flou granuleux grossit en un éblouissant ensemble de blanc et de noir, qui change d’état à toute vitesse, ce qui génère plusieurs centaines de fois par seconde des motifs semblables à des flammes. Malgré l’exaspérant manque de netteté de la résolution, Lisa sait ce qu’elle trouverait à la partie inférieure de la chose si elle pouvait s’y rendre : un simple échiquier de cases ne cessant de passer de blanc au noir ou du noir au blanc.
« Automate cellulaire », murmure Lisa Durnau, suspendue au-dessus des tourbillons fractals de motifs, vagues et démons comme Michel-Ange dans la chapelle Sixtine, mais dans l’autre sens. La vie, comme le saurait Thomas Lull.
Lisa Durnau a vécu la plus grande partie de son existence dans le scintillant monde blanc et noir des automates cellulaires. Son papy Mac, débordant d’esprit de contradiction à cause de ses gènes écossais et irlandais, avait été le premier à l’éveiller aux complexités dissimulées dans une simple disposition de jetons sur un plateau de jeu d’Othello. Quelques règles élémentaires de conversion de couleur, basées sur le nombre de jetons noirs et blancs adjacents, et voilà que des baroques motifs en filigrane venaient à la vie puis se développaient sur le plateau.
Sur le réseau, elle découvrit des bestiaires entiers de formes noir sur blanc qui rampaient, nageaient, descendaient en piqué, grouillaient sur son écran plat en une sinistre imitation de créatures vivantes. Au rez-de-chaussée, dans son cabinet de travail aux murs garnis de volumes théologiques, le pasteur David G. Durnau élaborait des sermons prouvant que la Terre avait huit mille ans et que les eaux du Déluge avaient creusé le Grand Canyon.
En terminale, alors que ses copines l’abandonnaient pour les vêtements de luxe branchés et les skaterboyz, elle dissimula sa gaucherie sociale derrière de scintillantes parois d’automates cellulaires en trois dimensions. Son projet de fin d’année reliant les délicates formes contenues par son ordinateur aux coquilles de verre baroques des microscopiques diatomées avait abasourdi jusqu’à son professeur de maths, et lui avait permis de s’engager dans le cursus universitaire qu’elle voulait. D’accord, elle était une nerd. Mais elle courait vite.
En deuxième année de fac, elle courait dix kilomètres par jour et sondait sous la brillante surface de son monde virtuel noir et blanc pour atteindre la ligne de basse funk des règles. Des programmes simples donnant naissance à un comportement complexe, tel était le cœur de la conjecture Wolfram/Friedkin. Elle ne doutait pas que l’univers communiquait avec lui-même, mais elle avait besoin de savoir ce qui, dans la structure de l’espace-temps et de l’énergie, appelait le contrepoint. Elle voulait espionner le téléphone arabe de Dieu. Recherche qui, depuis l’échiquier de la Vie Artificielle, la propulsa dans de vastes royaumes que hantaient des dragons : la cosmologie, la topologie, la théorie M et son héritière, la théorie Étoile-M. Elle tint des univers mentaux dans chaque main, les réunit, les observa cracher des étincelles et brûler.
La vie. Le jeu.
« On a quelques théories », annonce Sam Rainey. Trente-six heures de sommeil médicamenteux plus tard, Lisa Durnau est de retour sur l’ISS. L’agente fédérale Daley, Sam et elle forment un joli trèfle courtois en apesanteur, reproduisant sans s’en rendre compte le symbole d’acier qui montre la direction du cœur de Darnley 285. « Souvenez-vous du badge que vous avez lâché.
— C’est un support d’enregistrement parfait, dit Lisa. Tout ce avec quoi il interagit physiquement est numérisé en information pure. » Son nom en fait maintenant partie. Elle n’est pas sûre de savoir ce qu’elle en pense. « Donc, il incorpore des trucs, mais a-t-il jamais fourni quelque chose ? Une transmission ou un signal quelconque ? »
Elle surprend une transmission ou un signal entre Sam et Daley. « Je vais vous répondre dans un instant, promet cette dernière, mais Sam va d’abord vous présenter la perspective historique. »
Sam prend la parole. « Archéologique, plutôt qu’historique. En fait, on en est même encore loin. C’est une perspective cosmologique. On a pratiqué des tests d’isotopes.
— J’ai des connaissances paléontologiques, les termes scientifiques ne m’effraient pas.
— Notre table des produits de désintégration de l’U238 indique un âge de sept milliards d’années. »
Fille d’un membre du clergé, Lisa Durnau n’aime pas invoquer en vain le nom du Seigneur, mais elle lâche un simple et respectueux « Nom de Dieu ». Les éons d’Alterre qui passent en une soirée lui ont donné le sens des grandes périodes de temps. Mais la désintégration d’isotopes radioactifs ouvre sur la plus grande période de temps de toutes, un abîme de passé et d’avenir. Darnley 285 est plus vieux que le Système solaire. Lisa Durnau a soudain pleinement conscience de n’être qu’un petit paquet de viande et de nerfs bringuebalé dans une boîte de conserve au milieu du rien.
« Et vous vouliez que je sache ça, demande prudemment Lisa Durnau, avant quoi ? »
Daley Suarez-Martin et Sam Rainey se regardent, et Lisa Durnau se rend compte qu’elle a affaire aux gens sur lesquels doit compter son pays pour son premier contact avec les extraterrestres. Ce ne sont ni des super-héros, ni des super-savants, ni des super-managers. Ni des super-quoi-que-ce-soit. Juste des scientifiques et des fonctionnaires ordinaires. Qui réfléchissent au problème et improvisent au fur et à mesure. La ressource ultime des humains : leur capacité d’improvisation.
« On filme la surface du Tabernacle à peu près depuis le premier jour, indique Sam Rainey. On a mis du temps à se rendre compte qu’il fallait filmer à quinze mille images par seconde pour isoler les motifs. On les fait analyser.
— Pour essayer de détecter les règles qui régissent l’automate.
— Je ne pense pas trahir de secrets en disant que ce pays n’a pas les capacités pour cela. »
Ce pays, pense Lisa Durnay, qui orbite au point stable L-5. Baisés par votre propre loi Hamilton. « Il vous faut des aeais de reconnaissance de formes de haut niveau, quelque chose comme 2,8 ou plus haut, non ?
— Il existe quelques spécialistes du décryptage et de la reconnaissance de formes, répond Daley Suarez-Martin. Par malheur, ils ne se trouvent pas à un endroit des plus politiquement stables.
— Vous n’avez donc pas besoin de moi pour essayer de découvrir votre pierre de Rosette. Mais alors pour quoi ?
— Il nous est arrivé à plusieurs occasions de recevoir une forme irréfutablement reconnaissable.
— À combien d’occasions ?
— Trois, sur trois images successives. Le 3 juillet de cette année. Voici la première. »
Daley envoie une grande photo brillante de 75 × 50 centimètres en direction de Lisa Durnay. Un visage féminin est gravé dans le gris sur gris. La résolution de l’automate cellulaire est assez élevée pour montrer son léger froncement de sourcils perplexe ainsi que sa bouche entrouverte, et même suggérer ses dents. Elle est jeune, jolie, de race indéterminée, et les points noirs et blancs toujours en mouvement, figés dans le temps, ont surpris une expression fatiguée.
« Vous savez qui c’est ? demande Lisa.
— Comme vous vous en doutez, découvrir son identité est une de nos principales priorités, répond Daley. Nous avons déjà interrogé les bases de données du FBI, de la CIA, du fisc, de la sécurité sociale et du service des passeports. Sans succès.
— Elle n’est pas forcément américaine », dit Lisa Durnau.
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