Le petit appareil se cogne durement à l’atmosphère, un poing de gravité enfonce profondément Lisa Durnau dans le gel de sa couchette tandis que tout gigote, s’agite, crépite. Elle n’a jamais eu aussi peur, et il n’y a rien, absolument rien à quoi elle puisse s’accrocher. Elle tend la main. Sam Rainey la saisit de la sienne, gantée, énorme et caricaturale, seul et minuscule nœud de stabilité dans un univers qui tombe et trépide.
« Un jour ! crie Sam d’une voix tremblante. Un jour ! Quand on ! Aura ! Atterri ! Si on ! Sortait ! Dîner ! Quelque part ?
— Oui ! Pourquoi pas ! » gémit Lisa Durnau en fonçant vers le centre Kennedy, suivie d’une longue et magnifique traînée de plasma au-dessus des vertes prairies du Kansas.
Thomas Lull sait qu’il n’a pas l’âme américaine : il déteste les voitures, mais adore les trains, les trains indiens, grands comme une nation en mouvement. Il s’accommode qu’ils soient contradictoirement hiérarchiques et démocratiques, une communauté temporaire rassemblée pour un temps, essentielle tant qu’elle dure, disparaissant comme la rosée du matin une fois le terminus atteint. Tout voyage est pèlerinage, et l’Inde est une nation de pèlerins. Fleuves, Grande Route transcontinentale et trains sont sacrés dans chacune des nombreuses nations de l’Inde. Les gens circulent sur ce vaste losange de terre depuis des millénaires. Tout est flot, rencontre, bref voyage commun, puis dissolution.
La pensée occidentale se révolte à cette idée. La pensée occidentale est automobile. Liberté de mouvement. Indépendance personnelle. Choix et expression individuels et sexe sur la banquette arrière. La grande société de l’automobile. Dans la littérature et la musique, les trains, moteurs du destin, entraînent aveuglément, inexorablement les individus vers la mort. Ils entrent à Auschwitz par le grand portail et conduisent directement aux douches. L’Inde ne comprend pas les trains de la même manière. L’important n’est pas l’endroit où la locomotive invisible vous emmène, mais ce que vous voyez par la fenêtre, les paroles que vous échangez avec vos compagnons de voyage pour vous entendre avec eux. La mort est un vaste terminus bondé où on entend mal les annonces et où des correspondances vous permettent d’entamer d’autres voyages sur d’autres lignes. De changer de train.
Celui en provenance de Tiruvanantapuram traverse une large toile de voies pour entrer dans la grande gare. D’aérodynamiques shatabdis sinuent d’aiguillage en aiguillage pour gagner leur ligne à haute vitesse. De longs trains de banlieue passent en gémissant, festonnés de passagers agrippés aux portes, debout sur les marchepieds, entassés sur les toits, les bras sortant par les fenêtres à barreaux, prisonniers de l’ordinaire. Mumbaï. Elle a toujours épouvanté Thomas Lull. Vingt millions de personnes vivent sur cet ancien archipel de sept îles parfumées, et c’est l’heure de pointe du soir. Le centre de Mumbaï est le plus grand bâtiment du monde : centres commerciaux ou de loisirs, immeubles d’habitations et de bureaux ont tous fusionné en un démon à multiples bras et multiples têtes. Avec blottie en son cœur la gare Chhatrapati Shivajî, un bézoard à l’excès et l’arrogance victoriens, désormais recouvert d’un dôme accueillant zones et unités commerciales, tel un crapaud enseveli dans un nodule de calcaire. Chhatrapati Shivajî, ville dans la ville, ne connaît jamais le moindre instant de calme ou de silence. Certaines castes se vantent de n’exister nulle part ailleurs, des familles affirment vivre depuis des générations entre les quais, les voies et les jetées de briques rouges sans jamais avoir vu la lumière du jour. Cinq cents millions de pieds de pèlerins foulent chaque année le marbre du Râj, pèlerins dont s’occupent des armées de porteurs, vendeurs, filous, vendeurs d’assurances et lecteurs de janampatrî.
Lull et Aj descendent sur le quai au milieu des familles et des bagages. Le bruit est comme une agression. Les annonces d’horaires sont d’inaudibles mugissements adressés par salves au public. Les portiers convergent vers les visages blancs, vingt mains se tendent vers leurs bagages. Un homme très mince en veste rouge à haut col de Marâtha Rail soulève le sac d’Aj. Aussi rapide qu’un couteau, la main de la jeune fille jaillit pour l’arrêter. Elle penche la tête, regarde l’homme dans les yeux.
« Vous vous appelez Dhîrâj Tendulkar, et vous avez été condamné pour vol. »
L’ersatz de porteur recule, comme mordu par un serpent.
« On portera nous-mêmes nos bagages. » Thomas Lull prend Aj par le coude, la guide comme une jeune mariée dans la cohue de visages et d’odeurs. Elle regarde un visage, puis le suivant et encore le suivant dans ce torrent.
« Les noms. Tous ces noms, il y en a trop pour que j’arrive à les lire.
— Je n’ai toujours pas compris cette histoire de dieux », dit-il.
Les vestes rouges se sont rassemblées autour de l’escroc. Des voix haussent le ton, un cri perce.
Ils ont une heure à tuer avant le shatabdi pour le Bhârat. Thomas Lull trouve refuge dans le magasin d’une chaîne multinationale de cafés. Il paye des prix occidentaux pour un gobelet en carton avec un mélangeur en bois. Il sent sa poitrine se serrer, réaction somatique de l’asthmatique à cette implacable et oppressante ville sous la ville. Par le nez. Respirer par le nez. La bouche sert à parler.
« Ce café est très mauvais, vous ne trouvez pas ? » demande Aj.
Thomas Lull le boit, ne dit rien, regarde les trains arriver et repartir, le grouillement des gens en pèlerinage. Parmi eux, un homme en route pour le dernier endroit où devrait se rendre quelqu’un de son âge et de ses opinions : une vilaine petite guerre de l’eau. Mais c’est le mystère, l’attrait, c’est la folie et des actions téméraires quand on ne s’attend à rien ressentir d’autre que le bourdonnement du rayonnement fossile dans la moelle de ses os.
« Aj, remontrez-moi cette photo. Il faut que je vous dise quelque chose. »
Mais elle n’est plus là. Elle traverse la foule comme un fantôme. Les gens s’écartent sur son passage en la suivant du regard. Thomas Lull jette quelques billets sur la table et se précipite à sa poursuite en faisant signe à deux porteurs de se charger des bagages.
« Aj ! Notre train est par là ! »
Elle continue sans l’entendre. Elle est la Madone de la gare Chhatrapati Shivajî. Une famille s’est installée sur une darî, au pied d’un panneau d’affichage, pour boire du thé conservé dans des thermos : le père, la mère, la grand-mère, deux jeunes adolescentes. Aj s’avance dans leur direction, sans hâte, impossible à arrêter. Un par un, ils lèvent les yeux, sentant peser sur eux l’attention de la gare tout entière. Aj s’immobilise. Thomas Lull aussi. Les portiers qui trottaient derrière lui l’imitent. Thomas Lull sent, à un niveau quantique, chaque train, fourgon à bagages et locomotive de manœuvre s’arrêter, chaque passager, mécanicien et chef de train se figer, chaque signal, panneau et balise stopper entre deux états. Aj s’accroupit devant la famille effrayée.
« Il faut que je vous dise, vous allez à Ahmadâbâd, mais il ne vous attendra pas à la descente du train. Il a des ennuis. De gros ennuis, il a été arrêté. L’accusation est sérieuse : vol de moto. Il est détenu au poste de police du district de Surendranagar, numéro GBZ16652. Il lui faudra un avocat. Azâd & Fils est l’un des cabinets les plus réputés d’Ahmadâbâd en droit pénal. Il y a un train plus rapide que vous pouvez prendre dans cinq minutes quai 19. Il faudra changer à Surat. Si vous faites vite, vous pouvez l’attraper. Dépêchez-vous ! »
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