— Ce n’est pas pour moi.
— Qu’est-ce que tu veux, Ram ? »
Il joua avec sa fourchette.
« Govind m’a fait une offre.
— Il ne perd pas de temps.
— Il trouve désastreux de séparer la production de la distribution. Les Américains et les Européens se battent depuis des années pour mettre la main sur Ray Power. Nous voilà maintenant divisés et faibles, ce n’est qu’une question de temps avant qu’on fasse une offre irrésistible à l’un de nous.
— Je ne doute pas qu’il ait présenté cela de manière très convaincante. Je ne peux m’empêcher de demander d’où provient l’argent nécessaire à cette grande manifestation de solidarité fraternelle. »
Le palmeur de Marianna Fusco était déjà ouvert.
« Ses rapports annuels sont déposés auprès du tribunal de commerce, dit-elle, mais ses bénéfices sont en baisse pour le cinquième trimestre d’affilée et ses banquiers commencent à devenir nerveux. Je ne serais pas étonnée qu’il dépose le bilan dans les deux ans à venir.
— Donc, si cet argent n’appartient pas à Govind, je pense qu’il faut que tu te demandes à qui il appartient. »
Râmesh repoussa son assiette.
« Tu pourrais me racheter ma part ?
— Govind a au moins une entreprise et une solvabilité. J’ai un livre de blagues et une pile d’enveloppes fermées avec une petite fenêtre de cellophane.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— On va diriger l’entreprise. Elle est solide. C’est Ray Power, on a grandi avec, on la connaît aussi bien que cette maison. Mais je vais te dire une chose, Ram : je ne te laisserai pas me reprocher ce qui arrive. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai des employés à rencontrer. »
Marianna Fusco se leva en même temps que lui et salua Râmesh d’un hochement de tête tandis qu’ils retrouvaient la pénombre fraîche de la demeure. Les singes descendirent en criaillant des arbres pour manger les restes de khichrî.
Vishram sentit Govind avant de le voir dans le miroir de courtoisie.
« Tu sais, j’aurais pu te rapporter n’importe quelle quantité d’après-rasage correct du duty-free de Londres. Tu continues à te mettre de l’Arpal ? Par loyauté nationale, c’est l’odeur nationale du Bhârat ou quoi ? »
Le reflet de Govind apparut à côté de celui de Vishram qui arrangeait ses manchettes. Beau costume. Je présente mieux que toi, mon gros.
« Et depuis quand on entre sans frapper ? demanda Vishram.
— Depuis quand les membres de la famille ont besoin de frapper ?
— Depuis qu’ils sont tous devenus d’importants hommes d’affaires. À propos, je ne dors pas là ce soir. Je m’installe à l’hôtel. » Les manchettes, correctes. Les revers, corrects. Le col, correct. Bénis soient ces tailleurs chinois. « Bon, tu la fais, ton offre ?
— Râmesh t’a parlé, si je comprends bien.
— Tu croyais vraiment qu’il ne me dirait rien ? J’ai entendu dire que tu avais des problèmes de liquidités. »
Govind prit la liberté de s’asseoir sur le bord du lit. Vishram remarqua dans le miroir que les pieds de son frère ne touchaient pas tout à fait le sol.
« Tu vas peut-être trouver ça difficile à croire, mais tout ce que je veux, c’est garder l’entreprise en un seul morceau.
— Tu as raison. »
Vishram continuait à lui tourner le dos.
« EnGen n’a jamais caché vouloir Ray et a même fait des ouvertures quand notre père était aux commandes. Tôt au tard, elle l’aura. On ne peut pas espérer tenir tête aux Américains. Ils finiront par nous avoir, et ce que nous, entre nous, avons à décider, c’est si on les laisse nous récupérer un par un, ou en une seule grosse bouchée. Je sais ce que je préfère. Je sais ce qui vaut mieux pour l’entreprise bâtie par notre père. L’union fait la force.
— Notre père a bâti une entreprise indienne à la manière indienne.
— Mon frère, la conscience sociale ? » Ces cinq mots firent prendre conscience à Vishram que son frère et lui étaient ennemis à vie. Râma et Râvana. « Les vieilles des banques de microcrédit seront les premières à s’en prendre à toi quand les offres arriveront, poursuivit Govind. Malgré leurs belles paroles pleines de noblesse, propose-leur un bon paquet d’argent et tu verras à quoi ressemble la solidarité des pauvres. Elles sont plus calées que toi en affaires, Vishram.
— Je ne pense pas », répondit doucement Vishram. Son frère fronça les sourcils.
« Excuse-moi, je n’ai pas entendu.
— J’ai dit : je ne pense pas. En fait, tu peux dire ce que tu veux, maintenant, je m’opposerai à toi. Ça se passera comme ça, désormais. Quoi que tu fasses, quoi que tu dises, quels que soient l’offre que tu fais ou le marché que tu passes, je m’y opposerai. Tu peux avoir tort, tu peux avoir raison, ça me rapporterait peut-être un milliard de dollars, mais je vais m’y opposer. Parce que maintenant, j’en ai la possibilité et tu ne peux plus rien y faire, genre courir te plaindre à quelqu’un ou user de ton autorité de grand frère, parce que de toute manière, je possède un tiers de Ray Power. À part ça, tu es dans ma chambre, tu y es entré sans frapper et certainement pas parce qu’on t’y a invité, mais comme c’est ma dernière soirée dans cette chambre, et même dans cette maison, et comme j’ai du travail qui m’attend, je vais fermer les yeux. »
Ce n’est qu’en s’installant dans le cuir climatisé de la voiture que Vishram remarqua les petits arcs de cercle ensanglantés dans ses paumes : les stigmates de poings serrés.
C’est un restaurant italien sinistre, mais il n’y en a pas d’autres. Déjà nostalgique de la cuisine des Italiens de Glasgow, une race puissante, Vishram s’était réjoui de pouvoir manger des pâtes et du ruffino. Il s’était souvenu ensuite qu’il n’y avait pas de communauté italienne bien établie à Vârânacî, que cette dernière n’avait pas le moindre gène italien. Le personnel est entièrement local. La musique est une compilation de tubes. Le vin est trop chaud et fatigué par la longue sécheresse. Il y a au menu quelque chose appelé pâtes au tikka.
« Désolé que ce soit si mauvais », s’excuse-t-il auprès de Sonia Yâdav, qui se bat avec des spaghettis trop cuits.
« Je n’avais jamais mangé italien avant.
— Vous n’êtes pas en train de manger italien. »
Elle avait fait un effort pour ce dîner désastreux. Elle avait arrangé ses cheveux, accroché un peu d’or et d’ambre sur sa personne. Arpège 27 : sans doute en provenance d’un duty-free européen. Il apprécie qu’elle ait mis un sari et non un horrible tailleur occidental. Vishram s’appuie au dossier de son siège, joint le bout de ses doigts, puis, s’apercevant que cela lui donne trop l’air d’un méchant de James Bond, les écarte.
« Quelle proportion de l’énergie du point zéro pouvez-vous raisonnablement espérer que comprenne un garçon qui a suivi des études de sciences humaines ? »
Sonia Yâdav repousse son assiette avec un soulagement visible.
« D’accord, eh bien, pour commencer, ce n’est pas strictement le point zéro comme le pensent la plupart des gens. » Quand Sonia Yâdav dit, pense ou réfléchit à quelque chose de difficile, un petit pli se forme entre les yeux. C’est très mignon. « Vous vous souvenez de ce que j’ai dit dans le labo sur le chaud et le froid ? Les théories du point zéro classiques sont le froid. Et nos théories à nous laissent penser qu’elles ne marcheront pas. Elles ne peuvent pas : il y a un niveau fondamental qu’on ne peut tout simplement pas contourner. On ne peut s’abstraire de la deuxième loi de la thermodynamique. »
Vishram prend un gressin qu’il brise théâtralement en deux.
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