— Vous ne m’avez pas dit votre nom.
— Non, je ne crois pas.
— C’est tellement masculin », estima Tal en se faufilant dans la rue sur les talons de l’homme, qui hélait déjà un taxi.
« Vous pouvez m’appeler Khan. »
Quelque chose a changé, pensa Tal alors qu’il se glissait sur la banquette arrière de la Maruti. Ce Khan avait été nerveux, timide, coupable au Banana Club. Et dans le restaurant aussi, il semblait mal à l’aise. Quelque chose dans l’histoire de Tal avait influencé son esprit et son humeur.
« Je ne vais pas à White Fort après minuit, protesta le chauffeur.
— Je vous paierai triple.
— Je m’en approcherai autant que possible. »
Khan posa la tête sur le dossier graisseux.
« Vous savez, c’est vraiment un excellent petit restaurant. Le propriétaire est arrivé il y a une dizaine d’années, dans la dernière vague de la diaspora kurde. Je… Je l’ai aidé. Il a monté cet endroit, et il s’en sort bien. Je suppose qu’il est coincé entre deux mondes, lui aussi. »
Tal n’écoutait qu’à moitié, pelotonné dans le feu de l’arak. Il s’appuya à Khan, cherchant sa chaleur, sa solidité, laissant son avant-bras occuper l’espace entre eux. À la lumière de la rue, la rangée de papilles sembla hérissée comme des mamelles de chienne. Tal vit l’homme sursauter à cette vue. Puis une main s’enfonça dans son pantalon ample, un visage se dressa au-dessus du sien, une bouche se colla à la sienne. Une langue se fraya un chemin dans son corps. Tal poussa un hurlement étouffé et Khan recula sous le choc, ce qui donna à Tal l’espace nécessaire pour le repousser et crier. Le phut-phut s’arrêta d’un coup au milieu de la chaussée. Tal avait ouvert la porte et était descendu, le châle battant dans son dos, avant d’avoir pleinement conscience de ce qu’eil faisait.
Tal courut.
Tal cesse de courir. Eil halète, les mains sur les cuisses. Khan est toujours là, qui s’efforce de voir dans l’éclat des phares, appelle en vain dans le rugissement de la circulation. Tal ravale un sanglot. Eil a encore l’odeur de l’après-rasage de Khan sur la peau, le goût de sa langue dans la bouche. Tremblant, eil attend sagement quelques minutes avant de faire signe à un phut-phut en maraude. Son aeai DJ joue MIX POUR UNE NUIT DEVENUE EFFRAYANTE.
Nouvelle journée, nouvelle assemblée. Tout le monde, du directeur au personnel d’entretien, est réuni sous la verrière du Centre de Recherches Ranjît Ray. Les gens ont l’air nerveux. Votre patron inattendu et mal préparé est bien plus nerveux que vous, pense Vishram Ray à l’intérieur de l’automobile qui remonte l’allée dans un sensuel crissement de gravier. Vishram vérifie ses manchettes, tire sur son col.
« Vous auriez dû mettre une cravate », lance Marianna Fusco, calme, immaculée, plis tous géométriques.
« J’ai assez porté de cravates dans cette vie », répond Vishram en se lissant les cheveux avec un peu de salive dans le miroir de courtoisie intégré à l’appuie-tête du chauffeur. « De toute manière, comme vous le dira tout spécialiste de l’histoire du costume, la cravate n’a pas d’autre but que d’indiquer la direction de la bite. Et ça, ce n’est pas très professionnel hindou.
— Vishram, tout indique la direction de votre bite. »
Vishram ouvre la portière en se demandant s’il ne vient pas d’entendre le chauffeur pouffer.
« Ne vous inquiétez pas, je suis à vos côtés », lui murmure Marianna Fusco à l’oreille pendant qu’il grimpe les marches d’un pas résolu. Son hoek s’active dans son esprit. Après un moment de flou visuel le temps que l’aeai détruise les âneries et filtre les pubs, Vishram se dirige la main tendue vers le directeur. GANDHINAGAR SURJÎT, indiquent les mots bleus qui flottent devant lui. NÉ 21/02/2009, MARIÉ À SANJAY, ENFANTS : RÛPESH (7), NÂGESH (9). CHEZ RAY R & D DEPUIS 2043 APRÈS TRAVAUX DE RECHERCHE SUR LES RESSOURCES RENOUVELABLES À L’UNIVERSITÉ DE BENGALURU. PREMIER DOCTORAT… Vishram bloque l’arrivée d’informations supplémentaires.
« Monsieur Ray, soyez le bienvenu parmi nous.
— Je suis ravi d’être là, docteur Surjît. »
En fait, cela revient à jouer un rôle.
« Vous nous prenez quelque peu à l’improviste.
— Croyez-moi, j’improvise bien davantage que vous. » La plaisanterie semble bien passer. Mais dans ce cas, ils riraient, n’est-ce pas ? Le Dr Surjît s’avance vers ses chefs de service.
INDERPAL GAUR, indique l’infatigable palmeur. 15/08/2011, CHANDIGARH. SOUS-DIVISION DE RECHERCHE : BIOCARBURANT. CÉLIBATAIRE. EXP. PROF. À RAY POWER : A REJOINT LA R & D EN 2034 AU SORTIR DE L’UNIVERSITÉ DU PANJAB À CHANDIGARH.
LAISSEZ-LE FAIRE LES PRÉSENTATIONS, conseille Marianna en lilas par-dessus la tête du directeur Surjît. Le Dr Gaur est une femme plantureuse aux grandes dents vêtue d’une robe traditionnelle, même s’il n’y a rien de désuet dans le hoek en aluminium anodisé enroulé sur le côté de sa natte. Il se demande ce que le hoek du Dr Gaur affiche à son propos. VISHRAM RAY : LE FILS BON À RIEN. A RATÉ SES ÉTUDES DE DROIT. ASPIRE À DEVENIR HUMORISTE. SE CROIT VACHEMENT MARRANT.
« C’est un grand honneur, dit-elle avec un namasté.
— Il est pour moi, je vous assure », répond Vishram.
Et ainsi de suite, jusqu’au bout de la rangée des chefs de service puis aux principaux chercheurs, aux chefs d’équipe et à ceux qui ont publié des articles importants.
« Khaleda Hussaini, se présente une petite femme vive en tailleur occidental et foulard de tchador. Ravie de vous rencontrer, monsieur Ray. » Elle s’occupe de microgénération. De pouvoir parasitique.
« Comment ça, les gens génèrent de l’électricité rien qu’en marchant de long en large ?
— Par l’intermédiaire de pompes dans le trottoir, tout à fait ! s’enthousiasme-t-elle. Il y a là un immense gaspillage d’énergie qui attend que nous la captions. Tout ce qu’on fait et tout ce qu’on dit produit de l’énergie.
— Vous devriez brancher ça sur notre service juridique. »
Cela lui vaut un rire.
« Et vous, que faites-vous pour aider Ray Power à devenir numéro un ? demande Vishram à une jeune femme presque belle que son badge identifie comme Sonia Yâdav.
— Rien, répond-elle avec un sourire.
— Ah », fait Vishram avant de continuer son chemin. Des mains à serrer. Des visages dont se souvenir. Elle le rappelle.
« Quand j’ai dit “rien”, je voulais dire : de l’énergie sortie de rien. De l’énergie gratuite illimitée.
— Là, vous m’intéressez.
— Je vous emmène au labo point zéro », explique Sonia Yâdav en guidant Vishram et son entourage jusqu’à son unité de recherche. Elle le regarde attentivement.
« Vos globes oculaires remuent. Quelqu’un vous envoie un message ? »
D’une impulsion du doigt, Vishram coupe le commentaire muet de Marianna Fusco.
Les ingénieurs de son père ont conçu un bâtiment qui ressemble davantage à du mobilier qu’à une œuvre d’architecture. Tout est bois et tissu, recourbé en arcs de cercle, translucide et aéré. L’endroit sent la sève, la résine, le santal. Le sol est un parquet d’érable marqueté de panneaux qui représentent des scènes du Râmâyana. Sonia Yâdav regarde ostensiblement les talons de Marianna. Celle-ci se déchausse et glisse ses souliers dans son sac. Vishram trouve normal d’être pieds nus dans un endroit tel que celui-là. Dans un endroit sacré.
Au premier regard, le labo point zéro le déçoit. Il n’y a ni machines bourdonnantes, ni boucles de lignes électriques, rien que des bureaux et des séparations vitrées, du papier en piles instables sur le sol, des tableaux blancs aux murs. Des tableaux entièrement recouverts de griffonnages, qui se poursuivent sur les murs. Le moindre centimètre carré est bourré de symboles et de lettres placés à des angles impossibles les uns par rapport aux autres, pris au lasso dans des boucles tracées au marqueur noir, harponnés par des longues flèches et lignes en noir et bleu à une espèce de théorème de l’autre côté du tableau. Les querelles d’équations s’étalent sur tous les bureaux, bancs ou autres surfaces plates sur lesquelles le marqueur fonctionne. Pour Vishram, ces mathématiques sont aussi incompréhensibles que du sanskrit, mais le cocon de pensées, de théories et de perspectives le réconforte, comme s’il se trouvait à l’intérieur d’une prière.
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