Puis un Kundâ Khâdar neural vola en éclats derrière les yeux de Tal et tout lui revint d’un coup. Dans. Les. Moindres. Détails. Les tripotages dans le taxi, les marmonnements et profanations à l’hôtel d’aéroport. La lumière matinale, plate et grise, promesse d’une nouvelle et impitoyable journée d’ultra-chaleur, et la carte sur l’oreiller. Hors ghetto.
« Oh, chuchota Tal. Non. » Eil repartit discrètement chez eil, loque paranoïaque et tremblante, dès que le permit l’imminence du mariage entre Aparna Chaula et Ajaï Nadiadwala. Recroquevillé dans le taxi, eil sentait la carte dans son sac, aussi lourde et aussi peu digne de confiance que de l’uranium. Débarrasse-t’en tout de suite. Laisse le vent l’emporter par la fenêtre. Laisse-la glisser dans la doublure de la banquette. Perds-la, oublie-la. Mais eil ne pouvait pas. Tal avait terriblement, affreusement peur d’être tombé amoureux, et eil n’avait pas de bande-son pour cela.
Les femmes montaient et descendaient à nouveau les escaliers avec leurs conteneurs d’eau en plastique. Leur bavardage se tarit quand Tal passa en marmonnant des excuses, puis reprit avec des gloussements et des chuchotements. Chaque bruit, chaque mesure sortie d’une radio semblait une arme lancée dans sa direction. N’y pense pas. Dans trois mois, tu seras parti. Tal se précipita à l’intérieur de sa chambre, arracha ses vêtements de soirée raides et puant la fumée, plongea nu dans son superbe lit. Eil programma deux heures de sommeil non paradoxal, mais son agitation, son cœur douloureux, sa confusion magnifique et insensée eurent raison des pompes subdermiques et eil resta allongé à observer les traits de lumière projetés par les stores aller d’un bout à l’autre du plafond comme des vers paresseux, à écouter le sourd mugissement choral de la ville en mouvement. Tal revint à nouveau sur cette dernière nuit de folie, en lissa les plis. Eil n’était pas sorti pour avoir une liaison. Ni même pour baiser. Juste pour un moment de folie avec des célébrités, pour un peu de glam. Eil ne voulait pas d’une personne adorable. Ne voulait pas d’attaches. D’une relation, d’une liaison. Et surtout pas d’un coup de foudre. De l’amour et de toutes ces autres horreurs qu’eil pensait avoir laissés à Mumbaï.
Mâmâ Bhârat mit du temps à répondre aux coups que Tal frappa à sa porte. Elle semblait souffrir, ses mains hésitaient sur les verrous. Tal s’était lavé dans une tasse d’eau, ôtant des couches superficielles de sommeil et de crasse, mais la fumée, la boisson et le sexe restaient incrustés. Eil sentait leur odeur monter de son corps en s’asseyant sur le canapé bas pour regarder la chaîne d’informations câblée, volume baissé, pendant que la vieille femme préparait du châï. Elle le préparait à gestes lents, manifestement fragile. Son vieillissement effraya Tal.
« Eh bien, annonça le neutre, je crois que je suis amoureux. »
Mâmâ Bhârat se laissa aller sur son siège en hochant la tête d’un air compréhensif.
« Alors il faut tout me raconter. »
Tal entreprit donc de raconter, depuis le moment où eil était sorti de chez Mâmâ Bhârat jusqu’à la carte sur l’oreiller dans l’hébétement du matin.
« Montre-moi cette carte », dit Mâmâ Bhârat. Elle la retourna dans sa main parcheminée et simiesque. Elle pinça les lèvres.
« Un homme qui laisse une carte avec l’adresse d’une boîte de nuit plutôt que celle de son domicile ne me paraît pas très convaincant.
— Eil n’est pas un homme. »
Mâmâ Bhârat ferma les yeux.
« Bien entendu. Excuse-moi. Mais il se comporte comme un homme. » Des grains de poussière montaient dans la chaude lumière pénétrant en oblique entre les lamelles en bois de la persienne. « Qu’est-ce que tu ressens pour lui ?
— Je sens que je suis amoureux.
— Ce n’est pas ce que j’ai demandé. Que ressens-tu pour lui ? Pour eil ?
— Je ressens… je pense que je ressens… Je veux être avec eil, aller où eil va, voir et faire ce qu’eil voit et fait, juste pour pouvoir connaître toutes ces petites choses insignifiantes. Ça rime à quelque chose ?
— Tout à fait, assura Mâmâ Bhârat.
— Qu’est-ce que je dois faire, à ton avis ?
— Que peux-tu faire d’autre ? »
Tal se leva d’un coup, les mains accrochées l’une à l’autre.
« Je vais le faire, alors, je vais le faire. »
Mâmâ Bhârat récupéra le verre abandonné avant que, dans son enthousiasme et sa détermination, Tal inonde le tapis de châï brûlant et sucré en le renversant. Shiva Natarâja, Seigneur de la Danse, regardait la scène depuis la commode, son pied annihilateur levé à jamais.
Tal consacra le reste de l’après-midi au rituel de sortie , processus complexe et cérémonieux qui commençait par l’établissement d’un mix. Tal baptisa mentalement ÉTRANGE BOÎTE DE NUIT celui de son expédition vers Tranh. Son aeai DJ trouva des morceaux au groove relaxant de fin de soirée qu’il mêla à des sons viets/birmans/assamais. Tal ôta ses vêtements de ville et se plaça devant le miroir, les bras au-dessus de la tête, admirant la rondeur de ses épaules, la maigreur juvénile de son torse, la plénitude de ses cuisses écartées et dépourvues de tout organe sexuel. Eil leva les poignets, examina dans son reflet la chair de poule des contrôles subdermiques, contempla ses superbes cicatrices.
« D’accord, joue-le. »
La musique surgit à un volume à faire trembler le sol. Presque aussitôt, Paswan, le voisin, se mit à taper sur le mur en se plaignant à grands cris du bruit, de ses périodes de travail, de sa pauvre femme et de ses malheureux enfants rendus fous par des déviants pervers et monstrueux. Tal s’adressa un namasté dans le miroir avant de danser jusqu’au cagibi/garde-robe dont il écarta le rideau en une pirouette de ballerine. Oscillant en rythme, eil passa en revue ses tenues, intégrant permutations, insinuations, signes et signaux. M. Paswan tapait désormais sur la porte, jurant qu’il allait foutre le feu pour forcer Tal à sortir, on pouvait y compter. Tal posa sur le lit les éléments choisis pour sa tenue, dansa jusqu’au miroir, ouvrit ses boîtes de maquillage dans un ordre gauche-droite bien précis et se prépara à sa composition.
Le temps que le soleil se couche dans de splendides couleurs carmin et sang polluées, Tal était habillé, maquillé, équipé. Les Paswan avaient cessé de taper depuis une heure et gratifiaient désormais Tal de sanglots peu audibles. Tal éjecta la puce de son lecteur, la glissa dans son sac et sortit dans la nuit si sauvage.
« Emmenez-moi là. »
Le chauffeur du phut-phut jeta un coup d’œil à la carte et hocha la tête. Tal brancha son mix et, aux anges, s’affala sur la banquette.
La boîte de nuit donnait sur une ruelle peu avenante. Comme la plupart des meilleures boîtes, dans l’expérience de Tal. Des années de chaleur et de pollution avaient fini par rendre grise et fibreuse la porte de bois sculpté. Tal devina qu’elle datait d’avant même les Britanniques. Une discrète bindîcam se braqua sur lui. La porte s’ouvrit au toucher. Tal débrancha son mix pour écouter. Dhôl et bansurî traditionnels. Tal inspira et entra.
Une grande havelî avait habité là autrefois. Des balcons du même bois gris usé par les intempéries s’élevaient sur cinq étages autour du jardin central, désormais sous verre. On avait laissé plantes grimpantes et pharm-bananiers escalader les piliers en bois sculpté pour se répandre sur les nervures du dôme en verre. Des grappes de lampes biolumes pendaient au milieu du toit comme d’étranges fruits fétides, des lanternes à huile en terre cuite étaient disposées sur le sol carrelé. Tout n’était que vacillements et ombres repliées. Des profondeurs des cloîtres en bois sortaient des conversations à voix basses et le murmure musical de rires de neutres. Installés face à face sur un tapis, les musiciens s’absorbaient dans leurs rythmes près du bassin central, un rectangle peu profond tacheté de lys.
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