« C’est un chûtiyâ, déclara Tal. Tranh. C’est un chûtiyâ. Eil n’a même pas voulu me regarder, eil est resté assis à tortiller du cul devant ses amis. Je n’aurais jamais dû venir.
— C’est tellement difficile de trouver quelqu’un à écouter, dit l’homme. Quelqu’un qui n’a pas une idée en tête, qui n’a rien à me demander ou à me vendre. Dans mon travail, tout le monde veut entendre ce que j’ai à dire et connaître mes idées, comme si la moindre de mes paroles valait de l’or. Avant de vous rencontrer, j’étais à un durbar dans le Cantonnement. Tout le monde voulait entendre ce que j’avais à dire, tout le monde voulait quelque chose de moi, sauf ce type. Un homme étrange, qui a dit quelque chose d’étrange : que nous étions une société difforme. J’ai écouté cet homme. »
Tal sirota son arak.
« Cho chweet, nous autres neutres l’avons toujours su.
— Alors dites-moi les secrets que vous connaissez. Dites-moi ce que vous êtes. J’aimerais savoir de quelle manière vous en êtes arrivé là.
— Eh bien », dit Tal, que le regard attentif de l’homme rendait conscient de la moindre de ses cicatrices, du moindre de ses implants, « je m’appelle Tal, je suis né à Mumbaï en 2019 et je travaille à Indiapendent dans l’équipe qui s’occupe de l’esthétisme du métasoap pour Town and Country.
— Et à Mumbaï, dit l’homme, quand vous y êtes né en 2019, qu’est-ce que…»
Tal mit son doigt devant la bouche de l’homme.
« Non, chuchota-t-eil. Ne le demandez jamais, n’en parlez jamais. Avant de m’Écarter, j’étais une autre incarnation. Je ne suis vivant que maintenant, vous comprenez ? Avant, il y a eu une autre vie, je suis mort et né à nouveau.
— Mais comment…» demanda l’homme. Une nouvelle fois, Tal mit son doigt pâle et tendre contre les lèvres de l’homme. Eil les sentait trembler, sentait la douce et chaude palpitation de l’haleine.
« Vous avez dit vouloir écouter, rappela Tal en tirant son châle sur ses épaules. Mon père était chorégraphe à Bollywood, l’un des meilleurs. Vous avez vu Rishta ? Le passage dansé sur le toit des voitures coincées dans un embouteillage ? C’est de lui.
— Je crains de ne guère m’intéresser au cinéma, indiqua l’homme.
— C’est devenu trop maniéré, à la fin. Trop autoréférentiel, trop entendu. C’est toujours pareil, les choses deviennent super-outrées, ensuite elles meurent. Il a rencontré ma mère sur le plateau de Lawyers in Love. Une Italienne venue faire un stage d’hovercam… à l’époque, Mumbaï, c’était le fin du fin, même les Américains venaient étudier notre technique. Ils se sont rencontrés, ils se sont mariés, six mois plus tard, moi. Et avant que vous demandiez : non. Unique. C’était les vedettes de la plage de Chowpatty, mes parents. J’allais à toutes les fêtes, j’étais un véritable complice. J’étais un gamin superbe, bâbâ. On parlait tout le temps de nous dans les magazines de cinéma et les torchons à ragots : Sunny et Costanza Vadher, accompagné de leur magnifique bambin, en train de faire du shopping sur Linking Road, sur le plateau de Aap Mujhe Acche Lagne Lage, au barbecue de Chelliah. Je crois n’avoir jamais rencontré personne d’un égoïsme aussi incroyable… mais ça ne les gênait pas le moins du monde. Costanza m’a accusé de ça, au moment de mon Écart : d’être d’un égoïsme incroyable. Hallucinant, hein ? D’où croyait-elle que je le tenais ?
« Ils n’étaient pas stupides. Égoïstes, peut-être, mais pas stupides, ils savaient forcément ce qui allait se produire quand on a commencé à se servir d’aeais. D’abord pour les acteurs – un jour Chati, Bollywood Masala et Namasté ! sont pleins de Vishal Dâs et Shruti Raï à une ouverture au Club 28, le lendemain Filmfare sort un triple supplément central sans le moindre centimètre cube de chair vivante. Ça a vraiment été aussi rapide que ça. »
L’homme murmure poliment sa stupéfaction.
« Sunny aurait pu faire danser cent personnes sur un laptop géant, mais il suffisait désormais de presser une touche pour en avoir jusqu’à l’horizon en train de danser, et de manière parfaitement synchronisée. D’un simple clic, on pouvait avoir un million de danseurs sur les nuages. Ça a d’abord énormément affecté Sunny. Il est devenu mauvais, grincheux, irritable avec son entourage. Il est devenu méchant quand ça s’est tourné contre lui. C’est peut-être bien pour ça que j’ai voulu travailler dans les soapi : pour lui montrer qu’il aurait pu réagir, s’il avait essayé, s’il n’avait pas été aussi imbu de son image et de son statut. Mais bon, là encore, peut-être que je ne m’en soucie pas assez. Ça n’a pas tardé non plus ensuite à toucher Costanza : quand on n’a pas besoin d’acteurs ou de danseurs, les caméras ne vous servent plus à grand-chose non plus. Tout est dans la boîte. Ils se disputaient, je devais avoir dix ou onze ans, je les entendais hurler si fort que les voisins venaient taper à la porte. Ils passaient toute la journée dans l’appartement, en ayant tous les deux besoin de travail, mais ils se montraient jaloux comme une teigne si l’autre décrochait un emploi. Le soir, ils allaient aux mêmes fêtes et durbars faire de la lèche. Je vous en prie, un boulot. Costanza s’en est mieux sortie. Elle s’est ajustée, elle a trouvé un job différent dans l’industrie du film, dans la scénarisation. Sunny, lui, n’a pas pu. Il a laissé tomber. Qu’il aille se faire foutre. Se faire foutre. De toute manière, il ne valait rien. »
Tal ramassa son verre, but une gorgée amère.
« Tout a fini. Comme dans un film, je dirais, générique de fin, rallumage des lumières et nous revoilà dans le monde réel. Sauf que. Il n’y avait pas de troisième acte. Il n’y avait pas de et-ils-vécurent-malgré-tout-heureux-jusqu’à –, etc. Cela a empiré, empiré, puis s’est arrêté. Ça a stoppé comme quand le film casse, et je ne vivais pas dans un appartement sur la plage de Manori, je n’allais pas à l’école John Connon, je ne me rendais pas aux fêtes où toutes les stars disaient oh regarde comme c’est mignon et tu as vu comme ça grandit ? Je vivais dans un deux-pièces à Thane avec Costanza, j’allais à l’école catholique Bom Jesus et je détestais ça. Je détestais ça. Je voulais que tout redevienne comme avant, avec la magie, la danse, les rires et les fêtes, mais que ça continue après le générique de fin, cette fois. Je voulais juste que tout le monde me regarde en disant : ouaouh. Juste ça. Ouaouh. »
Tal s’appuya au dossier, invitant à l’admiration, mais le visage de l’homme refléta de la peur, ainsi qu’un autre sentiment que Tal ne parvint pas à identifier. Il dit : « Vous êtes une créature extraordinaire. Vous arrive-t-il d’avoir l’impression de vivre dans deux mondes tout aussi irréels l’un que l’autre ?
— Deux mondes ? Chéri, il y a des milliers de mondes. Et aussi réels que vous voulez qu’ils soient. Je le sais bien, j’ai vécu toute ma vie entre eux. Aucun n’est réel, mais quand on entre dedans, ils se ressemblent tous. »
L’homme hocha la tête, non pour acquiescer à ce que Tal venait de dire, mais à un dialogue intérieur. Il réclama l’addition et laissa un tas de billets sur le petit plateau d’argent.
« Il se fait tard, et j’ai du travail qui m’attend demain matin.
— Quel genre ? »
L’homme sourit pour lui-même.
« Vous êtes la deuxième personne à me poser la question ce soir. Je travaille dans la gestion de l’information. Merci d’être venu ici avec moi et de m’avoir fait le plaisir de votre compagnie : vous êtes vraiment quelqu’un d’extraordinaire, Tal.
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