Les musiciens prennent place sur leur pantal, s’accordent, s’expédient des notes. Shahîn Badûr Khan s’échappera à l’arrivée de Mumtâz Huq. Il y a un arbre près du portail, il peut se dissimuler dans son ombre et se glisser dehors afin d’appeler un taxi aux premiers applaudissements. Quelqu’un d’autre a vu l’occasion, un homme en costume froissé de fonctionnaire qui tient une flûte remplie d’Omar Khayyâm entre ses mains très fines, aussi fines que ses traits, même si on voit qu’il ne s’est pas rasé depuis le matin. Il a de grands yeux sombres d’animal, emplis d’une peur animale, de cette peur de l’inconnu instinctive chez les bêtes.
« La musique ne vous plaît pas ? s’enquiert Shahîn Badûr Khan.
— Mes goûts sont plutôt classiques » , répond l’autre, dont la voix dénote une éducation anglaise.
« J’ai toujours trouvé Indira Shankar très sous-évaluée, pour ma part.
— Non, par classique, je veux dire classique occidental. La musique de la Renaissance. Le baroque.
— Je connais, mais je n’aime pas vraiment. Je crains que tout cela sonne un peu hystérique à mes oreilles.
— Ça, c’est les romantiques », rectifie l’homme avec un sourire réservé, mais il a décidé que Shahîn Badûr Khan partageait certains sentiments avec lui. « Au fait, vous êtes dans quoi ?
— La fonction publique », indique Shahîn Badûr Khan. L’homme prend sa réponse en considération.
« Moi aussi, répond-il. Puis-je demander dans quel domaine ?
— Gestion de l’information.
— Lutte antiparasitaire. Félicitations à nos hôtes, donc. » Il lève son verre et Shahîn Badûr Khan aperçoit des taches de poussière et de fumée sur le costume de l’homme.
« Bien entendu, dit Shahîn Badûr Khan. Quelle chance. »
L’homme grimace.
« Je ne peux pas être d’accord avec vous sur ce point, monsieur. J’ai de gros problèmes avec la thérapie généligne.
— Pourquoi donc ?
— C’est le meilleur moyen pour obtenir une révolution. »
Sa véhémence fait sursauter Shahîn Badûr Khan. « La dernière chose dont a besoin le Bhârat, poursuit son interlocuteur, c’est d’une caste supplémentaire. Ils ont beau se faire appeler brâhmanes, ce sont en réalité les vrais intouchables. » Il se reprend. « Pardonnez-moi, je ne sais rien de vous, pour autant que je sache…
— Deux fils, l’informe Shahîn Badûr Khan. À l’ancienne. En sécurité à l’université, grâce à Dieu, où ils vont sûrement tous les soirs à des fêtes comme celle-là chercher de quoi se marier.
— Nous sommes une société difforme », estime l’homme.
Shahîn Badûr Khan se demande s’il a affaire à un djinn envoyé pour le mettre à l’épreuve, car tout ce que dit l’autre, lui-même le pense au fond de son cœur. Il se souvenait d’un couple de jeunes mariés aux carrières éblouissantes, à la voie lumineuse, aux parents si fiers, si ravis pour leurs enfants. Et, bien entendu, les petits-enfants, les petits-fils. Vous aviez tout, sauf cette unique chose : un fils. Un fils et un de rechange. Vinrent alors les rendez-vous avec les médecins qu’ils n’avaient pas demandé à voir, et les familles qui étudiaient de près les résultats. Puis les petits comprimés amers, et les pertes de sang. Shahîn Badûr Khan a perdu le compte des filles qu’il a jetées dans les toilettes. Ses mains ont tordu les membres de la société bhâratîe.
Il voudrait discuter davantage avec l’homme, mais celui-ci s’est tourné vers la réception. Shahîn regarde dans la même direction : la femme tournée en dérision par Bilqis, la jolie campagnarde, se fraye un chemin dans la foule émoustillée. L’arrivée de la diva est imminente.
« Mon épouse, indique l’homme. Elle m’appelle. Veuillez m’excuser. Ce fut un plaisir. » Il pose son champagne par terre et va la rejoindre. Des applaudissements accompagnent la montée sur scène de Mumtâz Huq. Celle-ci sourit, sourit encore, sourit à son public. Sa première chanson ce soir rendra hommage à leurs généreux hôtes et souhaitera une longue vie de bonheur et de prospérité à leur enfant béni. Les musiciens attaquent. Shahîn Badûr Khan s’en va.
Il a beau lever la main, aucun des quelques taxis circulant dans cette banlieue à mobilité privée ne consent à s’arrêter. Un phut-phut passe, profite d’un interstice dans le béton du terre-plein central pour tourner et se ranger sur le bas-côté. Shahîn Badûr Khan s’avance vers lui, mais le chauffeur actionne la manette des gaz et s’éloigne. Sous l’auvent de plastique, Shahîn Badûr Khan aperçoit en ombre chinoise une silhouette aux volumineux vêtements. Le phut-phut retraverse le terre-plein central et se dirige en crépitant vers Shahîn Badûr Khan. Un visage émerge de la bulle, élégant, étranger, précieux. Des pommettes jettent des ombres. La lumière se reflète sur le crâne chauve saupoudré de mica.
« Je partagerais volontiers la course avec vous. »
Shahîn Badûr Khan recule en chancelant, comme si un djinn avait prononcé le nom secret de son âme.
« Pas ici, pas ici », souffle-t-il.
Le neutre cligne des yeux, un baiser lent. Le moteur s’emballe et le petit phut-phut s’insère dans la circulation nocturne. De l’argent autour du cou du neutre, un trishûla de Shiva, renvoie la lueur des réverbères.
« Non, supplie Shahîn Badûr Khan. Non. »
C’est un homme de responsabilités. Ses fils ont grandi et quitté la maison, sa femme lui est quasiment devenue une étrangère depuis quelques années, mais il a une guerre, une sécheresse, une nation dont s’occuper. Ce n’est pourtant pas l’adresse de la havelî Khan qu’il indique au chauffeur de la Maruti qui finit par s’arrêter pour lui. Mais celle d’un autre endroit, un endroit spécial. Où il espérait ne plus jamais être obligé de se rendre. Espoir fragile. Un endroit spécial situé au fond d’une galî trop étroite pour les véhicules, sous des jharokhâs en bois très travaillés et des climatiseurs hors d’usage. Shahîn Badûr Khan ouvre la porte du taxi et pose le pied dans un autre monde. Il respire de manière oppressée, superficielle, irrégulière. Là. Dans la brève lumière d’une porte qui s’ouvre et se referme, deux silhouettes, trop minces, trop élégantes, trop étranges pour de banals humains.
« Oh, s’écrie-t-il doucement. Oh. »
Tal court. Une voix dans le taxi crie son nom. Tal ne regarde pas. Ne s’arrête pas. Eil court, son châle flottant dans son dos en un mélange de motifs cachemire ultrableus. Des voitures klaxonnent, des visages surgissent soudain en criant au sans-gêne : sueur et dents. Tal évite de justesse une petite Ford rapide, la musique gronde-gronde-gronde. Eil tournoie, esquive le beuglement atroce des klaxons des camions, se glisse entre un pick-up rural et un bus en train de quitter son arrêt. Tal s’immobilise un moment sur le terre-plein central pour jeter un coup d’œil en arrière. Le taxi-bulle continue à ronronner sur le trottoir. Une silhouette se dresse à proximité, indistincte dans l’éclat des phares. Tal plonge dans le fleuve d’acier.
Tal avait eu beau essayer de se cacher, ce matin-là, derrière le travail, derrière d’énormes lunettes de soleil enveloppantes de pilote d’avion, derrière la Reine des Gueules de Bois, il fallut que tout le monde vienne chercher des ragots sur les gens faaa buleux présents à cette faaa buleuse soirée. La liste des célébrités laissa Nîta bouche bée. Même les types à la coule passaient près de la station de travail de Tal, non pour l’interroger directement, bien entendu, mais pour récupérer indices et soupçons. Les forums à potins ne parlaient que de cela, les chaînes d’informations aussi, les services de gros titres eux-mêmes transmettaient des photos de la soirée aux palmeurs dans tout le Bhârat. L’une d’elles montrait deux neutres s’éclatant sur la piste de danse sous les acclamations et applaudissements du gratin.
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