La déclaration s’annonce par un carillon discret. Nadja la parcourt, la trouve conforme à ce que N.K. Jîvanjî vient de lui annoncer. Elle a l’impression d’avoir pris un grand coup de batte lourde et molle sur le front. Elle entend à peine le jeune shivâjî lui demander : « C’était lui ? Vraiment lui ? Je n’ai pas tout entendu, qu’est-ce qu’il a dit ? »
N.K. Jîvanjî. Tout le monde peut accéder à Sajida Rânâ. Mais N.K . Jîvanjî ! Nadja Askarzadah jubile. Scoop ! Exclusif ! Photos de Nadja Askarzadah. Elles seront reprises dans le monde entier avant même que l’encre soit sèche sur le contrat. Elle saute sur son vélomoteur pour mettre le cap sur les bureaux du Bhârat Times, jaillit d’entre les battants en grillage du portail et évite d’une embardée un bus scolaire avant qu’une pensée traverse la torpeur de sa stupéfaction.
Pourquoi elle ?
Mumtâz Huq, la chanteuse de ghazals, se produira à vingt-deux heures. Shahîn Badûr Khan a l’intention d’être très loin à ce moment-là. Non que Mumtâz Huq lui déplaise : elle figure sur plusieurs compilations de son autoradio, même si elle n’a pas une voix aussi pure que R.A. Vora. Mais il n’aime pas les soirées de ce genre. Il serre des deux mains son verre de jus de grenade et reste dans l’ombre où il peut jeter des coups d’œil discrets à sa montre.
Le jardin des Dawâr, une oasis fraîche et humide de tentes et de pavillons, est parsemé d’arbres à l’arôme sucré et d’arbustes taillés avec précision. Il dégage une odeur d’argent et de pots-de-vin versés au service des eaux. Lanternes à bougies et torches à huile dispensent un éclairage barbare. Des serveurs en costume râjput évoluent parmi les invités avec des plateaux en argent chargés d’aliments et d’alcool. Sur un pantal placé au pied d’un harshingar, des musiciens grattent et frottent leurs instruments au rythme d’une basse électrique. Mumtâz Huq se produira au même endroit, puis on tirera un feu d’artifice. C’est ce que Nîlam Dawâr a dit à tous ses invités. Ghazals et feu d’artifice. Formidable !
Bilqis Badûr Khan vient retrouver son mari dans l’ombre où il se dissimule.
« Mon cœur, essaye au moins de faire un effort. »
Shahîn Badûr Khan lui dépose un baiser mondain sur chaque joue.
« Non, je reste là. Soit on me reconnaît et impossible de parler d’autre chose que la guerre, soit on ne me reconnaît pas, et dans ce cas, c’est écoles, cours de bourse et cricket.
— Puisqu’on parle de cricket…» Bilqis effleure la manche de son mari, invitation à un complot. « Shahîn, c’est impayable… Je ne sais pas où Nîlam les trouve… Bref, il y a une horrible petite épouse de campagne, tu vois le genre, malpropre et venue droit du Bihâr en bus, mariée au-dessus de sa classe et il faut que tout le monde le sache. Tiens, elle est par là, regarde. Donc, on était à discuter et elle nous rôdait autour, manifestement elle voulait donner son point de vue, la pauvre petite. On en vient à parler de cricket et du century de Tandon, et voilà qu’elle nous sort : n’était-ce pas merveilleux, sur la huitième et dernière balle, juste avant le thé. Franchement. Huit lancers dans une série. Vraiment impayable ! »
Shahîn Badûr Khan regarde la femme qui, seule sous un pîpal, tient un gobelet de lassî. La main serrée sur la timbale en argent est longue, mince, décorée de motifs au henné. Son alliance est tatouée sur son doigt. La femme se comporte avec une élégance rurale, grande, d’un raffinement simple, sans recherche. Aux yeux de Shahîn Badûr Khan, elle semble d’une tristesse indicible.
« Impayable, en effet, dit-il en se détournant de son épouse.
— Ah, Khan ! Je pensais bien voir ici votre visage de païen. »
Shahîn Badûr Khan s’est efforcé de rester à l’écart de Bâl Ganguli, mais le gros homme renifle les nouvelles comme un papillon lune. C’est son but et sa passion, en tant que propriétaire du premier site d’informations hindî de Vârânacî. Bien qu’entouré en permanence de sa troupe de correspondants locaux non mariés – les fêtes auxquelles on l’invite attirent le genre de femmes que ceux-ci espèrent épouser –, Ganguli est un célibataire endurci. Seul un idiot gagne sa vie à construire sa propre cage, d’après lui. Shahîn Badûr Khan sait aussi que Ganguli est un des principaux donateurs du Shivajî.
« Alors, quelles nouvelles de la Sabhâ ? Dois-je commencer à creuser un abri, ou juste à stocker du riz ?
— Désolé de vous décevoir, mais pas de guerre cette semaine. » Shahîn Badûr Khan cherche du regard un moyen de s’échapper. Les célibataires font cercle autour de lui.
« Vous savez, cela ne me surprendrait pas que Rânâ déclare la guerre et envoie une demi-heure plus tard les bulldozers au rond-point Sarkhand. » Ganguli rit de sa propre plaisanterie. Il a un rire énorme, glougloutant, contagieux. Shahîn Badûr Khan ne peut s’empêcher de sourire. Les courtisans se font concurrence à qui s’esclaffera le plus fort. Ils vérifient si des femmes les regardent. « Non, allez, Khan. La guerre, c’est un sujet important. Ça permet de vendre un nombre important d’espaces publicitaires. » Sous leur propre pavillon réservé, les femmes libres jettent un coup d’œil dans le dos de leur chaperon, sourire aux lèvres mais regard fuyant. L’attention de Shahîn Badûr Khan est à nouveau attirée par la campagnarde sous le pîpal. Entre deux mondes. Ni dans l’un, ni dans l’autre. Il n’y a pas pire position.
« Nous ne partirons pas en guerre, dit doucement Shahîn Badûr Khan. Si cinq mille ans d’histoire militaire nous ont appris quelque chose, c’est bien que nous ne sommes pas doués pour ça. On aime faire semblant et se donner des airs, mais quand sonne l’heure de la bataille, on préfère éviter. C’est comme ça que les Britanniques nous ont écrasés. On est restés dans nos positions défensives alors qu’ils continuaient et continuaient à arriver ; nous, on s’est dit, bon, ça va bien finir par s’arrêter, mais eux, ils ont continué à arriver, baïonnette au canon. Pareil en 2002 et en 2028 au Cachemire, et ce sera la même chose à Kundâ Khâdar. On entassera des troupes de notre côté du barrage, eux du leur, on échangera quelques tirs de mortier et chacun pourra rentrer chez soi, izzat satisfait.
— Ils ne mouraient pas de sécheresse en 28 », réplique avec colère l’un des correspondants. Ganguli referme la bouche, ravale son bon mot suivant. Les reporters célibataires ne s’adressent pas de cette manière impudente aux chefs de cabinet de la Première ministre. Shahîn Badûr Khan profite de la gêne pour s’éclipser. Les filles de basse caste le suivent du regard. À la ville ou à la campagne, le pouvoir a toujours la même odeur. Shahîn Badûr Khan les salue d’un signe de tête, mais Bilqis se dirige droit vers ses anciennes amies avocates. Les Dames Qui Plaidaient. La carrière de Bilqis, comme celle de toute une génération de femmes instruites et gagnant leur vie, a disparu derrière un voile de restrictions et fonctions sociales. Aucune loi, aucun imam, aucune tradition de caste ne les a écartées du marché du travail. Pourquoi travailler, quand cinq hommes se battent pour chaque emploi et que n’importe quelle femme instruite et habile en société peut accéder par le mariage à la richesse et au prestige ? Bienvenue au zanâna de verre.
Ces femmes intelligentes parlent maintenant d’une veuve de leur connaissance, une femme accomplie, une activiste shivâjî, et très intelligente. À peine de retour du ghât et du bûcher funéraire, le croiriez-vous ? Ruinée. Pas une païsa. Tous ses meubles emportés comme caution. Une femme instruite, se retrouver à la rue, en 2047. Au moins, elle n’a pas été obligée d’aller chez, vous savez, les « O ». Quelqu’un a eu de ses nouvelles récemment ? Il va falloir en prendre. Entre filles, on doit se serrer les coudes. Solidarité et tout. Impossible de faire confiance aux hommes.
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