Le sundarban Badrinâth occupe physiquement un modeste appartement au quinzième étage sur Vidyapîth. Les voisins du datarâja Râdhâkrishna ne se doutent probablement pas le moins du monde qu’ils vivent à côté de dix mille devîs cybernétiques. Tout en se frayant à coups de klaxon un chemin entre les cyclomoteurs pour pénétrer dans le parking, M. Nanda fait venir ses avatars. Jashwant a été prévenu. Les datarâjas ont tant d’antennes sensibles aux vibrations de la toile globale qu’on les dirait presque prescients. Pendant qu’il verrouille son véhicule, M. Nanda observe l’apparition de dieux gros comme des montagnes dans les rues et au-dessus des toits. Shiva surveille le trafic radio, Krishna l’extranet et l’intranet, Kâlî lève sa faucille au-dessus des antennes satellite de New Vârânacî pour faucher tout ce qui se réplique hors de Badrinâth. Harm’s our delight and mischief all our skill, chante le chœur de l’English Chamber Orchestra : la souffrance est notre délice et le mal notre seul talent.
Et tout devient blanc. Une salve de parasites. Les dieux au-dessus des toits disparaissent. Didon et Enée s’interrompt en pleine basse continue. M. Nanda s’arrache le hoek de l’oreille.
« Place, place ! » crie-t-il aux piétons. Durant sa première semaine au Ministère, M. Nanda a personnellement fait l’expérience d’une pulsation électromagnétique à pleine puissance. Impossible de ne pas en reconnaître une. Il grimpe quatre à quatre les marches du vestibule tout en réclamant un soutien policier par l’intermédiaire de son palmeur crachotant, et croit alors voir quelque chose, plus gros qu’un oiseau et plus petit qu’un avion, s’éloigner de l’immeuble en décrivant une boucle, puis disparaître dans le ciel luisant de Vârânacî. Quelques secondes plus tard, au niveau de l’appartement du quinzième étage, la façade explose en un jet de flammes.
« Courez, fuyez ! » crie M. Nanda tandis que les débris fumants pleuvent sur les passants bouche bée, mais il a l’esprit occupé par une seule pensée, une pensée qui le muselle : il n’aura plus le temps de récupérer son costume chez Mukherjî.
13
Shahîn Badûr Khan, Nadja
La Première ministre Sajida Rânâ porte des habits vert et or, aujourd’hui. Quand elle revêt les couleurs du drapeau, son gouvernement sait devoir s’attendre à des sujets touchant à la fierté nationale. Elle est debout à l’extrémité orientale de la longue table en teck, dans la lumineuse salle en marbre de la Bhârat Sabhâ où le cabinet tient conseil. Le long mur s’orne de cadres dorés avec des portraits à l’huile de ses ancêtres et inspirateurs politiques : son père, Diljît Rânâ, dans sa robe de juge, père de la nation. Son grand-père, Shankar Rânâ, dans la soie des Conseils de la Reine d’Angleterre. Jawaharlal Nehru, l’air distant et vaguement craintif dans son costume de bonne coupe, comme s’il avait vu le prix que les générations futures paieraient pour le sale petit marché qu’il a conclu avec Mountbatten. Le Mahâtmâ, père de tous, avec son bol et son rouet. Lakshmî Bâï, rânî guerrière debout sur les étriers de son cheval de cavalerie marathe pour mener la charge sur Gvaliâr. Et les autocrates de cette autre puissante dynastie indienne à s’appeler Gandhi : Sonia, Rajîv l’assassiné, Indira la martyre, Mère de l’Inde.
Des scènes de la mythologie hindoue s’enchevêtrent en filigrane sur les murs et le plafond en marbre. L’acoustique est malgré tout sèche et sonore. Même les murmures résonnent et portent. Plaquant les mains sur le teck brillant, Sajida Rânâ s’appuie sur elles en une posture de combattant.
« Pouvons-nous survivre si nous attaquons l’Awadh ? »
V.S. Chaudhuri, le ministre de la Défense, tourne vers elle ses yeux de chouette aux paupières tombantes.
« Le Bhârat survivra. Vârânacî survivra. Vârânacî est éternelle. »
Dans la grande salle pleine d’échos, personne ne doute de la signification de ses paroles.
« Pouvons-nous les battre ?
— Non. Aucune chance. Vous avez vu Shrîvâstava serrer la main de McAuley à la Maison-Blanche au moment de leur accession au statut de Nation la Plus Favorisée.
— Le tour du Shanker Mahal va venir », dit Vajubhaï Patel, le secrétaire d’État à l’Énergie. « Les Américains tournent autour de Ray Power. Inutile de nous envahir, pour les Awadhîs, il leur suffit de nous acheter. Aux dernières nouvelles, le vieux Ray était au ghât de Manikarna à faire son suryâ namaskâr.
— Mais alors, qui diable fait tourner la boutique ? s’enquiert Chaudhuri.
— Un astrophysicien, un vendeur d’emballages et un soi-disant humoriste.
— Que les dieux nous viennent en aide, nous devrions capituler tout de suite, marmonne Chaudhuri.
— Ce que j’entends autour de cette table est incroyable, intervient Sajida Rânâ. On dirait des vieilles femmes autour de la pompe à eau. Le peuple veut une guerre.
— Le peuple veut la pluie », rectifie froidement Bisvanâth, le ministre de l’Environnement. « Et rien d’autre. Une mousson. »
Sajida Rânâ se tourne vers son conseiller le plus sûr. Shahîn Badûr Khan est perdu dans le marbre, distrait par les vulgaires déités païennes qui, de haut en bas des murs et jusque sur le plafond, mêlent leurs corps les unes aux autres. Puis il efface mentalement les courbes les plus frustes, les cônes sculptés des seins, les grossières protubérances des lingams, réduit tout cela à un flou androgyne de chair de marbre qui coule dans, hors et à travers elle-même. Lui remonte d’un coup en mémoire une pommette saillante, la courbe élégante d’une nuque ainsi que celle, lisse et parfaite, d’un crâne chauve aperçu dans un couloir d’aéroport.
« Monsieur Khan, qu’avez-vous rapporté du Bengale ?
— C’est un fantasme, affirme Shahîn Badûr Khan. Comme toujours, les Bangladais veulent démontrer qu’ils peuvent trouver une solution high-tech à un problème. L’iceberg, c’est une opération de relations publiques. Ils manquent presque autant d’eau que nous.
— Précisément. » Le ministre de l’intérieur Ashok Rânâ a pris la parole. Le népotisme ne pose aucun problème à Shahîn Badûr Khan, mais devrait au minimum ambitionner de nommer des personnes qui correspondent au profil de l’emploi. Sous prétexte d’une simple remarque, Ashok va prononcer un bref discours soutenant la politique de sa sœur, quelle qu’elle soit. « Le peuple a besoin d’eau, et s’il faut une guerre…»
Shahîn Badûr Khan laisse échapper le plus léger des soupirs, suffisant pour que le frère le remarque. Le ministre de la Défense Chaudhuri intervient. Sa voix aiguë et plaintive éveille de désagréables harmoniques dans les chamailleries des apsarâs de marbre.
« Le meilleur modèle de l’Unité de Développement Stratégique des Forces Terrestres implique une frappe préemptive sur le barrage lui-même. On parachute un petit commando, on s’empare du barrage, on le tient jusqu’au dernier moment et on se retire de l’autre côté de la frontière. Entre-temps, on réclame aux Nations unies l’envoi sur le barrage d’une force internationale de maintien de la paix.
— Si les Américains ne demandent pas des sanctions d’abord », commente Shahîn Badûr Khan. Un murmure d’approbation parcourt la longue table sombre.
« Se retirer ? demande Ashok Rânâ d’un ton incrédule. Nos courageux javâns frappant un grand coup contre l’Awadh pour prendre ensuite leurs jambes à leur cou ? De quoi ça aura l’air dans les rues de Patna ? Cette Unité de Développement Stratégique n’a donc pas le moindre izzat ? »
Shahîn Badûr Khan sent le climat changer dans la salle. Cette déclaration couillue sur la fierté et le courage des soldats remue l’assistance. « Si je puis donner mon avis… dit-il dans le parfait et retentissant silence.
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