« Bon », dit-il en faisant craquer ses doigts. Les haut-parleurs chuchotent Theater of Bludd, à un volume beaucoup plus bas que leur vacarme habituel par respect pour l’amoureux de Monteverdi qu’est M. Nanda. « Ce serait beaucoup plus facile si vous nous laissiez quelque chose sur quoi travailler, de temps en temps.
— J’ai perçu une menace nette et immédiate », explique M. Nanda. Une révélation le frappe alors. Vik, Vik le calme, le technologique, le trance-metal, est jaloux de lui. Il veut les missions, il veut les wagons de première classe réservés, les costumes bien taillés du Ministère, l’arme capable de tuer de deux manières et la collection d’avatars.
« Vous en avez laissé encore moins que d’habitude, précise Vik, mais ça a suffi pour y brancher quelques nanosondes et démêler ce qui s’est passé. Je suppose que le programmeur…
— Il a été la première victime.
— Comme toujours, non ? Ç’aurait été chouette s’il avait pu nous dire pourquoi au juste, sur son aeai sattâ faite maison, tournait en tache de fond un programme d’achat et de vente sur le marché international du capital-risque.
— Veuillez expliquer plus clairement.
— Morva, du service fiscal, le fera mieux que moi, mais il semble que Tikka-Pasta échangeait sans le savoir des crores de roupies pour une compagnie de capital-risque appelée Odeco.
— Il va en effet falloir que je parle avec Morva, décide M. Nanda.
— Je peux déjà vous dire quelque chose. » Vik désigne de l’index une ligne du code sur son mince écran bleu.
« Ah, fait M. Nanda avec un petit sourire.
— Notre vieux copain Jashwant le jaïn. »
Pârvati Nanda est assise sous une tonnelle d’amarantes sur le toit de son immeuble. Elle se protège les yeux de la main pour observer un autre transport militaire approcher par l’est et disparaître derrière les tours de bureaux de New Vârânacî. À part les milans noirs qui tournent en rond très haut dans le ciel, rien ne perturbe la paix de son jardin au cœur de la ville. Pârvati gagne le bord du toit pour regarder par-dessus le garde-fou. Dix étages plus bas, le flot des passants dans la rue semble aussi épais que celui du sang dans son bras. Elle traverse la terrasse carrelée jusqu’à la plate-bande surélevée, rassemble son sari autour d’elle en se penchant dessus pour inspecter les semis de courge. La tente d’évaporation en plastique est opaque d’humidité. Il fait déjà trente-sept degrés sur le toit, avec un ciel lourd, bas, impénétrable, rendu jaune caramel par le smog. Entre le plastique et le sol, Pârvati aspire l’odeur de la terre, du paillis, de l’humidité et des plantes en train de pousser.
« Laissez-les donc tranquilles. »
Comme beaucoup d’hommes grands et forts, Krishân est capable de se déplacer avec une grande discrétion, mais Pârvati sent la fraîcheur de son ombre sur les petits poils de sa nuque, comme la rosée sur les feuilles de courge.
« Oh ! Vous m’avez fait peur ! » dit-elle, pudique et troublée, car elle aime jouer à ce jeu avec lui.
« Pardonnez-moi, madame Nanda.
— Alors ? »
Krishân extrait de son portefeuille un billet de cent roupies qu’il tend à Pârvati.
« Comment avez-vous deviné ?
— Oh, ça coulait de source, affirme Pârvati. C’était forcément Govind, sinon pourquoi serait-il allé la retrouver dans cette vilaine maison de Brahmpur East juste pour se moquer d’elle et la tourner en ridicule ? Non non, seul un véritable époux aurait trouvé sa femme, quoi qu’elle ait fait, pour lui pardonner et la ramener à la maison. J’ai su que c’était lui dès qu’on l’a vu sur les marches de cette maison de massage thaï. Son déguisement de pilote de ligne ne m’a pas trompée. La famille d’une femme peut la chasser, mais son époux véritable, jamais. Et voilà, il ne reste plus à Govind qu’à se venger du réalisateur du SupaSingingStar Show…
— Khurshîd.
— Non, lui, c’est le restaurateur. Le réalisateur s’appelle Arvind. Govind aura sa revanche, à moins que les Chinois le retrouvent d’abord à cause de ce projet de casino. »
Krishân lève les mains en l’air en signe de capitulation. Town and Country ne le passionne pas, mais si cela plaît à sa cliente, il est prêt à regarder le feuilleton et à parier sur ses lignes narratives d’une complexité invraisemblable. Étrange commande que cette ferme sur le toit d’un immeuble d’habitation en ville. Elle sous-entend des compromis. Les mariages entre ville et campagne ne sont pas toujours faciles.
« Je vais envoyer la cuisinière chercher votre châï », dit Pârvati. Krishân la regarde descendre les escaliers. Elle a la grâce de la campagne. La ville pour vernis, le village pour sagesse. Krishân se pose des questions sur son mari. Il sait qu’il est fonctionnaire et qu’il règle ses factures sans traîner ni contester. Avec seulement ce début de portrait, Krishân ne peut guère que s’interroger sur la relation, sur l’attraction. L’attraction n’est pas vraiment étonnante. Il se demande parfois comment arriver à se trouver une épouse quand même une fille de basse caste peut en un tour de main et en un clin d’œil se saisir d’un respectable mari de la classe moyenne. Jardine bien. Gagne de l’argent, investis-le, récoltes-en encore davantage. Achète une Maruti et déménage aux Jardins du Lotus. Tu te marieras aussi bien que possible, là-bas.
« Aujourd’hui, annonce Krishân lorsqu’il a fini son châï et reposé le verre sur le pourtour en bois de la plate-bande surélevée, je pensais qu’on pourrait peut-être mettre des haricots et des pois de ce côté-là, histoire de former une espèce d’écran. Vous êtes ouverts sur la gauche. Et là, un quart de plate-bande pour les légumes des salades à l’occidentale. Elles sont très à la mode dans les dîners, en ce moment ; quand vous recevrez, la cuisinière pourra se servir de légumes frais.
— Nous ne recevons pas, répond Pârvati. Mais il y a une grande réception ce soir chez les Dawâr. Ce sera un sacré événement. Leur quartier est vraiment adorable, avec tous ces arbres. Mais M. Nanda le trouve peu pratique, trop à l’écart. Trop loin en voiture. Ici, je peux avoir tout ce qu’ils ont là-bas, en bien plus pratique. »
Il faut à Krishân deux allers-retours entre la rue et le toit pour monter les vieilles traverses en bois dont il se sert pour construire les murs de soutènement des plates-bandes. Il les dispose grossièrement, puis coupe et moule la couche d’étanchéité, qu’il met en place. Pârvati Nanda est assise au bord de la plate-bande de tomates et de poivrons.
« Madame Nanda, ne seriez-vous pas en train de rater Town and Country ? demande Krishân.
— Non non, ils l’ont retardé à onze heures et demie, aujourd’hui, à cause du dernier jour du test-match contre l’Angleterre.
— Je vois », dit Krishân, fan de cricket. Quand elle partira, il pourra peut-être aller chercher sa radio. « Eh bien, ne faites pas attention à moi. » Il entreprend de percer les trous d’évacuation d’eau dans les traverses, mais ne peut oublier que Mme Nanda continue à le regarder.
« Krishân, dit-elle au bout d’un moment.
— Oui, madame Nanda ?
— Juste que… c’est une journée charmante, et en bas, j’entends tous les bruits de vos travaux sur le toit, mais je ne peux rien voir avant que ce soit terminé.
— Je comprends, assure Krishân le mâlî. Vous ne me dérangerez pas. »
Mais elle l’a déjà dérangé, et elle continue.
« Madame Nanda, dit-il au moment de boulonner la dernière traverse en place, je pense que vous êtes en train de rater votre émission.
— Vraiment ? dit Pârvati Nanda. Oh, je ne me suis pas du tout rendu compte de l’heure. Ne vous inquiétez pas, je regarderai la rediffusion en début de soirée. »
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