Krishân avait huit ans et venait pour la première fois en ville. La chaîne de sports StarAsia ne l’avait pas préparé à la foule devant le stade Moin ul-Haq. Il n’avait jamais vu autant de monde au même endroit. Son père le guida sans hésiter dans la foule qui tourbillonnait, en motifs imbriqués, comme ceux d’un tissu imprimé.
« Où on va ? » demanda Krishân, conscient qu’ils remontaient un courant giratoire global se dirigeant vers les tourniquets.
« Mon cousin Râm Vilâs, le neveu de ton grand-père, a des billets. »
Il se souvient avoir regardé cette ruche de visages autour de lui, avoir senti son père le remorquer d’une main sûre. Il s’aperçut ensuite que la foule était plus importante que ne s’y attendait son père. Rêvant de larges espaces verts, de stands au loin, d’applaudissements polis, il avait oublié de convenir d’un point de rendez-vous avec le cousin Râm Vilâs. Il allait tourner autour de ul-Haq, en dévisageant chaque personne s’il le fallait.
Au bout d’une heure dans la chaleur, il ne restait plus guère de foule, mais le père de Krishân persévéra. Dans l’ovale de béton, les haut-parleurs crachèrent des salves de mots pour présenter les joueurs, que les Indiens accueillirent avec des cris et des applaudissements. Père et fils savaient désormais que le neveu de son grand-père n’était pas venu. Il n’y avait jamais eu de billets. Un vendeur de nimkîs se tenait à l’ombre de la tribune principale. M. Kudrati reprit la main de son fils et le tira sur le béton. Quand ils se furent suffisamment approchés pour sentir l’odeur rance de l’huile bouillante, Krishân vit ce qui avait galvanisé son père : une radio braillant une pop stupide posée sur le présentoir en verre.
« Mon fils, le test-match, bafouilla son père au vendeur de pâte frite en lui jetant une liasse de roupies. Changez de station, allez, changez ! Et donnez-moi aussi un peu de ces pappadis. » Le vendeur tendit un cône de papier journal vers les mets brûlants.
« Non non non ! » Le père de Krishân hurlait presque de frustration. « D’abord, la radio, ensuite, la nourriture. 97.4 » La voix de Râm Sâgar Singh se fit entendre, avec sa prononciation cultivée standard typique de la BBC, et Krishân, muni de son cône de pappadis brûlants, s’assit dos au métal tiède du chariot pour écouter le match. Voilà ce dont il se souvient des dernières manches de Naresh Engineer à la batte : avoir été assis près du chariot d’un vendeur de nimkîs devant le terrain de cricket Moin ul-Haq, à écouter Râm Sâgar Singh ainsi que le léger bruit, à demi imaginé, de la batte, puis le rugissement croissant de la foule derrière lui, et cela toute la journée pendant que les ombres traversaient le parking de béton.
Krishân Kudrati sourit dans son sommeil sous l’hibiscus grimpant. Une ombre plus noire tombe sur ses paupières fermées, accompagnée d’une bouffée de fraîcheur. Il ouvre les paupières. Pârvati Nanda se dresse au-dessus de lui, les yeux baissés.
« Je devrais vraiment vous gronder, à dormir sur le temps que vous me devez. »
Krishân jette un coup d’œil à l’heure sur sa radio. Il lui reste encore dix minutes à lui, mais il se redresse et éteint le récepteur. Les joueurs sont partis manger et Râm Sâgar Singh pioche dans sa petite réserve d’informations sur le cricket.
« Je voulais juste savoir ce que vous pensiez de mes nouveaux bracelets pour la réception de ce soir », dit Pârvati, une main sur la hanche comme une danseuse, l’autre serpentant devant lui.
« Si vous cessiez de l’agiter, je pourrais voir. »
Le métal reflète la lumière, aveuglant Krishân. Par réflexe, il tend la main. Sans y penser, voilà qu’il tient la jeune femme par le poignet. Quand il s’en aperçoit, il en reste un instant pétrifié. Puis desserre les doigts.
« Très joli, assure-t-il. C’est de l’or ?
— Oui, répond-elle. Mon mari aime m’acheter de l’or.
— Votre mari est très bon avec vous. Vous serez l’attraction numéro un, à cette fête.
— Merci. » Pârvati baisse la tête, désormais honteuse de sa propre effronterie. « Vous êtes très aimable.
— Non, je dis juste la vérité. » Rendu audacieux par le soleil et la lourde odeur du terreau, Krishân ose : « Pardonnez-moi, mais je ne pense pas qu’il vous arrive de l’entendre aussi souvent qu’il le faudrait.
— Quelle impertinence ! » le réprimande Pârvati, puis, avec douceur : « C’est le cricket que vous écoutez ?
— Le deuxième test-match à Patna. On a marqué deux cent huit pour cinq.
— Le cricket, je n’y comprends rien. Ça a l’air très complexe, et difficile de gagner.
— Une fois qu’on a compris les règles et les stratégies, il n’y a pas de sport plus fascinant, assure-t-il. Jamais les Anglais ne se sont davantage approchés du Zen.
— J’aimerais mieux connaître. On en parle tout le temps dans ces réceptions. J’ai l’air stupide, à rester là sans pouvoir participer. Je n’y connais peut-être rien en politique ou en économie, mais je devrais être capable de comprendre le cricket. Vous pouvez peut-être m’apprendre ? »
M. Nanda traverse New Vârânacî en voiture au son de Didon et Enée , interprété par l’English Chamber Opera, dont M. Nanda constate l’approche rugueuse du baroque anglais. Aux limites de son enveloppe sensorielle, comme une rumeur de mousson, il y a le durbar ce soir-là chez les Dawâr. Il serait ravi d’avoir une excuse pour ne pas y assister. M. Nanda craint que Sanjaï Dawâr n’annonce une bonne nouvelle : la conception d’un héritier. Un brahmane, soupçonne-t-il. Cela relancera Pârvati. Il lui a plusieurs fois expliqué son point de vue, mais elle n’entend qu’un homme lui dire qu’il ne lui fera pas d’enfants. Ce qui déprime M. Nanda.
Une dissonance dans ses lobes auditifs : un appel de Morva, du service fiscal. De toute son équipe au Ministère, c’est le seul à inspirer un minimum de respect à M. Nanda. Remonter la piste des traces écrites a une certaine beauté et une certaine élégance. C’est de la chasse dans ce qu’elle a de plus pur et de plus saint. Morva n’a jamais besoin de quitter son bureau, de se rendre dans la rue, de menacer de violence ou de porter une arme, mais en quelques clins d’œil et petits gestes de la main, ses pensées sortent de son bureau du douzième étage pour parcourir le monde entier. Un pur esprit, désincarné quand il volette d’une société-écran à un paradis fiscal, d’un paradis de données offshore à un compte bloqué. L’abstraction de son travail enthousiasme M. Nanda : des entités sans la moindre structure physique. Pur flot : le mouvement d’argent intangible par l’intermédiaire d’infimes agglomérats d’informations.
Il s’est renseigné sur Odeco. Domiciliée dans un paradis fiscal des Caraïbes, c’est une impénétrable société de placement qui n’hésite pas à consacrer des méga-dollars à des investissements sans but pratique. Parmi ceux effectués au Bhârat, on trouve le service d’Intelligence Artificielle de l’université du Bhârat à Vârânacî, le département R & D de Ray Power, et de nombreuses serres de darwinwares cultivant aux marges de la légalité des aeais de bas niveau. Pas celle qui a jailli du système de paris dissimulé chez Tikka-Pasta avant d’être prise de folie furieuse, pense M. Nanda. Même une compagnie de capital-risque aventureuse comme Odeco n’oserait pas traiter avec les sundarbans.
Les Américains craignent ces endroits de jungle comme ils craignent tout ce qui se trouve en dehors de leurs frontières, aussi cooptent-ils M. Nanda et ses semblables pour livrer à leur place leur interminable guerre contre les aeais sauvages, mais M. Nanda n’est pas loin d’admirer sans réserve les datarâjas, les râjas de données. Ils ont de l’énergie et de l’initiative. Ils ont de la fierté et un nom dans le monde. Les sundarbans du Bhârat et des États du Bengale, de Bengaluru, de Mumbaï, de New Delhi et d’Hyderâbâd ont un retentissement mondial. Ils sont les demeures des mythiques Générations Trois, aeais conscientes au-delà de la conscience, aussi supérieures aux intelligences humaines que des dieux.
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