« Ça ne ressemble peut-être pas à grand-chose, indique Sonia Yâdav, mais les chercheurs d’EnGen paieraient une fortune pour entrer ici. On fait la plus grande partie du chaud sur le collisionneur de l’université, ou au LHC en Europe, mais le véritable travail, celui de réflexion, s’effectue ici.
— Le chaud ?
— Nous suivons deux approches, que nous appelons chaude et froide. Je ne vais pas vous ennuyer avec la théorie, mais c’est lié aux niveaux d’énergie et à l’écume quantique. Ce sont deux manières de regarder le rien.
— Et vous êtes la chaude ? demande Vishram en examinant les glyphes hiératiques au mur.
— Absolument, assure Sonia Yâdav.
— Et vous pouvez faire ce que vous dites : générer de l’énergie à partir de rien ? »
Elle répond d’un ton ferme, une lueur de foi dans le regard : « Oui, je peux.
— Monsieur Ray, nous devrions vraiment continuer », le presse Surjît, le directeur.
Alors que le groupe s’en va, Vishram ramasse un marqueur pour écrire rapidement sur le bureau : DÎNER ?
Sonia Yâdav lit l’invitation à l’envers.
« Strictement professionnel, chuchote Vishram. Pour me dire ce qui est chaud et ce qui ne l’est pas. »
OK, écrit-elle en rouge.
20 H. RV ICI.
Elle souligne deux fois son OK.
Ce que voit Vishram en sortant dans le couloir flétrit aussitôt sa bonne humeur : Govind, dans son costume trop serré, accompagné de sa cohorte d’avocats, déboulant dans le couloir comme s’il était chez lui. Govind aperçoit son frère cadet, ouvre la bouche pour le saluer, le maudire, le bénir, le réprimander… Vishram s’en fiche et ne le saura jamais, car il ordonne alors à voix haute :
« Monsieur Surjît, veuillez avoir l’amabilité d’appeler la sécurité. » Puis, pendant que le directeur parle dans son palmeur, Vishram lève un seul doigt, autoritaire, devant son frère et sa troupe : « Toi, ne dis rien. Tu n’es pas chez toi. Tu es chez moi. » La sécurité arrive, deux Râjputs très larges d’épaules coiffés de turbans rouges. « Merci de raccompagner M. Ray hors des locaux et d’enregistrer son visage dans le système de sécurité. Il n’est pas autorisé à revenir ici sans ma permission expresse et écrite. »
Les Râjputs saisissent chacun Govind par un bras. Vishram prend un immense plaisir à les regarder l’escorter à petit trot au bout du couloir.
« Écoutez-moi, écoutez-moi ! crie Govind par-dessus son épaule. Il va tout démolir, comme il a démoli tout ce qu’on lui avait donné. Je le connais depuis longtemps. Le léopard ne peut changer les taches de sa fourrure, il vous ruinera tous, il détruira cette grande entreprise. Ne l’écoutez pas, il ne connaît rien, rien !
— Vraiment désolé de cet incident, dit Vishram une fois la porte refermée derrière son frère qui continue de protester. Bon, on continue, ou j’ai tout vu ? »
Cela avait commencé au petit-déjeuner.
« De quoi au juste ai-je hérité ? » demanda Vishram, la bouche pleine de khichrî, à Marianna Fusco durant leur briefing matinal sur le balcon est.
« En fait, rien que de la division recherche et développement. » Elle étala les documents autour de l’assiette graisseuse de Vishram comme s’il s’agissait de cartes de tarots.
« Donc, de pas un sou et d’une tonne de responsabilités.
— Je ne pense pas que votre père ait pris cette décision sur un coup de tête.
— Que savez-vous au juste de tout cela ?
— Le quoi, le qui, le où et le quand.
— Il vous manque quelque chose.
— Je pense que personne ne comprend le pourquoi. »
Si, moi, pense Vishram. Je sais à quel point c’est agréable de tourner le dos à ce qu’on attend de vous, à vos obligations. Je sais à quel point c’est effrayant et libérateur de s’en aller sans rien d’autre qu’une sébile de mendiant en comptant sur le rire des gens.
« Vous auriez pu me le dire.
— Et violer le secret professionnel ?
— Vous êtes une femme dure et froide, Marianna Fusco. »
Il engloutit une autre fourchettée de khichrî. Râmesh errait dans la plantation géométrique de roses anglaises, maintenant craquantes et fanées par leur troisième année de sécheresse étrangère. Il joignait les mains dans le dos, en une attitude aussi ancienne et aussi familière que toute autre composante du Shanker Mahal. À six ans, Vishram s’était moqué de son frère aîné, qu’il avait suivi les mains jointes dans le dos, se mordant les lèvres de concentration distraite, la tête levée à la recherche des merveilles du monde.
Et ces voyages en Asie orientale ? se demanda-t-il. Ces filles de Bangkok qui pouvaient faire et être tout ce que vous vouliez. Il sentit un petit frémissement sous son nombril, une convulsion hormonale. Mais ce serait trop facile. Pas de chasse, pas de jeu, pas de mise à l’épreuve de la volonté et de l’esprit, pas de contrat tacite par lequel les deux personnes reconnaissaient se livrer à un jeu doté de stratagèmes, de phases, de règles. Un vent chaud imprégné de l’odeur de la ville agita les papiers d’incorporation. Vishram déploya tasses, soucoupes et couverts pour les tenir en place. Râmesh, qui venait d’essayer de sentir l’arôme des roses desséchées, leva les yeux au contact de l’air chaud sur son visage et découvrit avec une surprise non feinte son petit frère et son avocate sur la terrasse.
« Ah, tu es là, j’espérais plus ou moins tomber sur toi.
— Un peu de mauvais café ?
— Oh oui, avec plaisir. Et y aurait-il encore de cela, par hasard ? »
Vishram fit signe à la domestique. Surprenant, la vitesse à laquelle on se réhabituait à être servi. Râmesh farfouilla dans son assiette de khichrî avec sa fourchette. « Pourquoi est-ce qu’il me l’a donnée ? demanda-t-il tout à coup. Je n’en veux pas, je ne la comprends même pas. Je ne l’ai jamais comprise. Ça a toujours été le truc de Govind, les affaires, et ça n’a pas changé. Un astrophysicien comme moi connaît les nuages moléculaires organiques de l’espace interstellaire. Et ne connaît rien à la production d’électricité. »
La répartition était intelligente, shakespearienne. Râmesh aurait voulu le détachement du monde que procure la réflexion sans but pratique. On lui avait confié la viande et le muscle de la division de production. Govind ambitionnait l’infrastructure centrale. Au lieu de cela, on lui avait donné le contrôle du réseau de distribution. Les câbles, fils et pylônes. Et le fils numéro trois, celui qui cherchait en permanence à attirer l’attention, le coureur de jupons, avait hérité d’un outil si ésotérique qu’il ne savait même pas s’il servait à quelque chose. Casting à contre-emploi. Méchant vieux sâdhu.
Le vieil homme était parti avant l’aube, laissant ses vêtements soigneusement rangés dans la garde-robe, son palmeur et son hoek posés au milieu de l’oreiller, près de son portefeuille et de sa carte universelle. Ses chaussures, bien cirées, étaient disposées à un irréprochable angle droit contre le pied du lit. Sa brosse et son peigne plaqués argent s’entrelaçaient dans leur baiser final sur la coiffeuse. Kukunûr, khidmatgar maintenant que le vieux Shâstrî avait emprunté la voie du pèlerinage, montra tout cela à Vishram en donnant une impression flegmatique d’histoire sans importance qui rappela à ce dernier certaines visites de demeures et châteaux historiques écossais. Kukunûr ignorait où était allé son maître. Leur mère n’en savait rien non plus, même si Vishram soupçonnait l’existence d’un canal de communication secret pour surveiller l’héritage. La compagnie serait toujours la compagnie.
« Où veux-tu en venir, Ram ?
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