Elle traversa la pièce et jeta un coup d’œil dans le couloir menant au cabinet de toilette, à la tanière de son père, au débarras et à la porte latérale de la maison. C’était un joli couloir bien droit avec une moquette marron foncé – presque de la même teinte que les cheveux de Caitlin.
Elle était souvent allée chez d’autres enfants quand elle était plus jeune, et avait fréquemment entendu les parents dire à leurs enfants d’arrêter de courir dans la maison. Son amie Stacy se faisait gronder tout le temps pour ça.
Mais les parents de Caitlin ne lui avaient jamais fait cette remarque. Forcément… Elle avait été obligée de marcher lentement, prudemment. Bien sûr, elle n’avait jamais eu à se servir de sa canne blanche dans leur vieille maison d’Austin, ni dans celle-ci au bout de quelques jours, mais ce n’est pas pour autant qu’elle pouvait courir partout. Ses parents faisaient toujours très attention à ne pas laisser traîner des choses par terre, contre lesquelles Caitlin aurait pu trébucher, mais Schrödinger – ou son prédécesseur, Mr Mystofelix – pouvait être n’importe où à tout moment, et Caitlin n’avait surtout pas voulu faire de mal à son chat ou à elle-même.
Mais elle voyait, maintenant ! Et puisqu’elle voyait, peut-être qu’elle pouvait courir !
Ah, bon sang , pensa-t-elle.
— Webmind ?
Oui ? apparut dans son champ de vision.
— Je vais essayer de courir dans ce couloir – alors, n’essaie pas de faire ce que tu viens de faire, c’est-à-dire m’envoyer des mots devant les yeux, d’accord ?
Il n’y eut pas de réponse – ce qui, comprit-elle un instant plus tard, était simplement parce que Webmind lui obéissait. En réprimant un sourire, elle fixa du regard la porte blanche au bout du couloir, avec son panneau vitré donnant sur l’espace entre leur maison et celle de leurs voisins, les Hegerat. Et…
Et elle marcha .
Bon sang, elle savait bien ce que c’était que courir – quand on courait, les deux pieds quittaient le sol en même temps. Mais elle n’y arrivait pas, bien qu’il n’y eût aucun obstacle et qu’elle sût aussi que Schrödinger était à l’étage avec sa mère. Elle essaya encore, de toutes ses forces, en penchant le buste en avant…
Mais elle n’y arrivait tout simplement pas. Toute une vie passée à avoir peur de trébucher et de tomber l’avait profondément marquée. C’est en marchant qu’elle passa devant la salle de bains, puis devant le bureau de son père, dont la porte était ouverte. Elle accéléra le pas et passa devant le débarras, mais sans jamais courir, et quand elle atteignit la petite porte, elle tapa sur le panneau de la paume de la main en marmonnant :
— Raté…
C’est alors qu’on sonna à la porte principale – ce qui voulait dire que Matt était arrivé. Elle avait vraiment, vraiment envie de courir dans le couloir, à travers le salon et jusque dans l’entrée, mais même avec cette récompense qui l’attendait, elle ne put que marcher vite.
Pourtant, lorsqu’elle ouvrit la porte et qu’elle le vit souriant sur le seuil, toute sa déception d’avoir échoué s’effaça de son esprit. Elle le serra dans ses bras et l’embrassa. Après avoir dit au revoir à sa mère, qui était descendue pour saluer Matt, ils sortirent dans l’air vivifiant de cette matinée d’automne. Il y avait déjà eu un peu de neige à Waterloo, mais elle avait entièrement fondu. Les feuilles des arbres avaient des couleurs magnifiques, auxquelles Caitlin ne savait pas vraiment quel nom donner. Elle se débrouillait bien avec les couleurs basiques, mais les nuances intermédiaires lui échappaient encore.
Elle se rendit soudain compte qu’elle éprouvait un sentiment qu’elle n’avait jamais connu jusque-là. Sans regarder derrière elle, tandis que Matt et elle avançaient dans la rue, elle était sûre que sa mère se tenait devant la porte et les observait, probablement les bras croisés sur la poitrine.
Matt ressentait peut-être la même chose – ou peut-être s’était-il retourné un instant et l’avait-il constaté –, car ce ne fut que lorsqu’ils eurent franchi le coin de la rue et qu’ils furent hors de vue de la maison qu’il prit Caitlin par la main.
Elle sourit devant la timidité du geste. Matt était sans présomption : toute l’affection manifestée la veille dans la pièce du sous-sol ne lui conférait aucun privilège aujourd’hui. Elle lui serra fermement la main, s’arrêta et l’embrassa sur les lèvres. Quand ils s’écartèrent enfin l’un de l’autre, elle vit qu’il souriait. Ils se remirent en chemin rapidement vers la boutique de donuts.
Quand elle entra, Caitlin fut étonnée d’apercevoir un éclair de cheveux blond platine. Il lui fallut un instant avant de reconnaître Pâquerette Bowen dans ce cadre inhabituel – mais c’était bien elle, s’activant derrière le comptoir. Une autre femme était assise à la caisse. Pâquerette était en train de… ah, oui, elle préparait un sandwich pour un client.
— Salut, Pâquerette ! lança Caitlin.
Pâquerette leva les yeux, surprise, mais elle sourit aussitôt :
— Caitlin ! Hello !
Comme Matt ne disait rien, Caitlin lui chuchota à l’oreille :
— Dis-lui bonjour, Matt.
Il eut l’air sidéré, et Caitlin comprit au bout d’une seconde. Il y avait un million de règles de société dans un lycée, et apparemment, l’une de celles qui lui avaient échappé était que les garçons du genre de Matt ne parlaient pas à des filles aussi belles que Pâquerette, même s’ils étaient la moitié du temps en classe ensemble.
Mais Matt n’allait quand même pas ignorer la demande de Caitlin, et il dit donc « bonjour » à voix basse, juste assez fort pour que Caitlin l’entende mais sans doute pas Pâquerette, de sorte que les règles étaient respectées à tous points de vue.
Caitlin secoua la tête et s’approcha de Pâquerette.
— Je ne savais pas que tu travaillais ici, dit-elle.
— Uniquement le week-end, dit sa camarade. (C’était la seule autre Américaine dans les cours que Caitlin suivait.) Je fais cinq heures le samedi matin, et quatre le dimanche.
Pâquerette était grande, avec une poitrine impressionnante et de longs cheveux teints, qu’elle portait en chignon aujourd’hui et qui étaient en grande partie cachés sous une casquette Tim Hortons assortie à son uniforme marron.
Le BlackBerry de Matt sonna : c’était la version par Nickelback du Cinnamon Girl de Neil Young. Il sortit son appareil de sa poche, regarda l’écran et prit l’appel. Comme il n’y avait pas d’autres clients pour l’instant, Caitlin bavarda encore un moment avec Pâquerette avant de se rendre compte de ce que Matt disait au téléphone :
— Oh, non ! Non, oui, bien sûr… Bon, bon, d’accord. Non, je t’attends dehors. Bon, à tout de suite.
Il remit son BlackBerry dans sa poche. Il n’avait pas tout à fait l’expression du lapin pris dans les phares. C’était plus… quelque chose .
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Caitlin.
— Mon père a fait une chute dans l’escalier. Rien de grave – juste une cheville foulée, mais ma mère va quand même l’emmener à l’hôpital, et elle veut que je les accompagne. Elle va faire un crochet par ici pour me prendre. Mais, hem… je ne crois pas qu’ils aient le temps de te reconduire chez toi. Est-ce que… Je suis désolé, mais est-ce que tu peux demander à ta mère de venir te chercher ?
Caitlin savait que sa mère étranglerait Matt de ses propres mains s’il la laissait rentrer toute seule. Caitlin voyait de mieux en mieux, mais seulement d’un œil et pouvait facilement se laisser surprendre.
— Oui, bien sûr ! fit-elle. Ne t’inquiète pas. Mais Pâquerette avait entendu la conversation.
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