— J’espère que le gouvernement américain finira par apprécier ma valeur, dit Webmind.
— Peut-être, dit Anna, mais il existe un autre moyen de vous tuer – et celui-là est décentralisé.
— Oui ? fit Webmind.
— On appelle ça le piratage de BGP. BGP signifie Border Gateway Protocol, c’est le noyau du protocole de routage sur l’Internet. Des messages BGP sont échangés à tout instant entre les routeurs pour proposer le meilleur itinéraire possible pour des paquets donnés. Tous vos paquets mutants ont-ils la même adresse source ?
— Non, du moins pour ce que nous en savons, dit Webmind.
— Très bien, cela rend la chose plus difficile. Mais ils doivent cependant avoir au moins une caractéristique commune – qui permette de voir si leur compteur de sauts est défectueux. On pourrait simuler un message BGP indiquant que le meilleur endroit où envoyer vos paquets est une adresse morte.
— Un trou noir ? dit Masayuki.
— Exactement – une adresse IP qui spécifie un serveur hôte qui ne tourne pas, ou à laquelle aucun hôte n’est assigné. En pratique, les paquets disparaîtraient, tout simplement.
— Ce n’est pas très différent de la méthode que j’ai utilisée pour éliminer les spams, dit Webmind. Mais il ne m’était pas venu à l’idée qu’on pourrait s’en servir contre moi.
— Bienvenue dans le monde des humains, dit Anna. Nous sommes capables de transformer n’importe quoi en arme.
Il était presque deux heures du matin quand Hume s’arrêta devant la maison de Chase. Le quartier était agréable – huppé, même. Et la maison était très grande. Chase gagnait manifestement bien sa vie. Il y avait deux antennes paraboliques fixées sur le toit, et une grosse installation d’air conditionné sur le côté de la maison. Ce type avait sans doute toute une batterie de serveurs dans sa cave.
Il avait aussi probablement un fusil à canon scié ou un 357 magnum sous son bureau, et il n’avait sans doute pas l’habitude d’ouvrir quand on sonnait à sa porte au milieu de la nuit. Hume pouvait toujours retirer sa veste d’uniforme de l’Air Force avant d’entrer, il n’y avait pas grand-chose à faire pour sa chemise et son pantalon, sans compter sa coupe de cheveux militaire…
Apparemment, Chase n’était pas encore couché : on voyait de la lumière filtrer à travers les rideaux du salon.
Rien n’indiquait que Webmind soit capable d’intercepter les communications téléphoniques ordinaires – du moins, pas encore. Hume s’était arrêté en chemin dans une supérette pour acheter en liquide un portable à carte prépayée. Il s’en servit pour appeler Chase sur le numéro confidentiel indiqué dans son dossier.
Trois sonneries, puis une voix bougonne fit :
— Vous avez sacrement intérêt à ce que ça vaille le coup.
— Mr Chase, je m’appelle Hume et je suis garé devant chez vous.
— Sans blague. Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Je ne peux pas croire que vous ne soyez pas en ce moment devant un ordinateur, Mr Chase. Alors, googlez moi. Peyton Hume, dit-il en épelant son nom.
— Des sigles impressionnants, fit Chase au bout d’un moment. USAF. DARPA. RAND. WATCH. Mais ça ne me dit toujours pas ce que vous voulez.
— Je voudrais vous parler de Webmind.
Il s’était plus ou moins attendu à ce que les rideaux s’écartent légèrement et qu’un visage apparaisse pour jeter un coup d’œil, mais Chase avait certainement fait installer des caméras de surveillance.
— On ne se gare pas dans ma rue après minuit, sinon, c’est le PV garanti. Mettez-vous dans l’allée.
Hume s’exécuta, puis il sortit de sa voiture et s’avança dans l’air frais de la nuit jusqu’à la porte d’entrée. Heureusement, la pluie avait cessé. Quand il arriva sur le perron, Chase avait déjà ouvert et l’attendait.
— Vous avez un flingue sur vous ? demanda-t-il. Hume avait une arme, mais il l’avait laissée dans la boîte à gants.
— Non.
— Ne bougez pas.
Chase se retourna et regarda un instant un écran placé dans l’entrée, qui affichait un scan infrarouge. Il put constater que Hume ne mentait pas.
Il s’écarta et fit un geste vers le salon.
— Entrez, dit-il.
Un mur était couvert d’étagères sur lesquelles étaient posés des équipements informatiques historiques, dont une bonne partie étaient déjà obsolètes quand Chase était né : un Digi-Comp I en plastique, un Altair 8800, un coupleur acoustique Novation CAT, un Osborne 1, un KayPro 2, un Apple II, un PC IBM de première génération et un PC Jr avec le clavier Chiclet d’origine, un TRS-80 Modèle 1 et un Modèle 100, un Palm Pilot premier modèle, un Apple Lisa et un Mac 128K, et bien d’autres encore. Sur un deuxième mur était affiché quelque chose que Hume n’avait pas vu depuis des dizaines d’années, même si, à une époque, toutes les salles d’informatique en étaient tapissées : un immense listing représentant une photo de Raquel Welch en noir et blanc, constitué entièrement de caractères ASCII. Celui-ci avait été soigneusement encadré.
Une longue paillasse était disposée le long d’un autre mur, sur laquelle étaient disposés une dizaine d’écrans LCD ainsi que quatre claviers ergonomiques régulièrement espacés. Un fauteuil à roulettes était placé devant, sur un long tapis en plastique. Chase pouvait se déplacer et s’arrêter devant l’écran de son choix.
C’était un Noir très grand, avec la maigreur des accros à l’héroïne et de longs dreadlocks. Un anneau en or était incrusté dans son sourcil droit et une série d’anneaux en argent pendaient à son oreille gauche.
— Vous avez déjà tué quelqu’un ? demanda-t-il avec un accent jamaïcain.
Hume haussa les sourcils.
— Oui. En Irak.
— Une sale guerre, ça.
— Je ne suis pas venu ici pour parler politique, fit Hume.
— Webmind va peut-être arrêter toutes les guerres.
— L’humanité devrait peut-être avoir le droit de décider seule de son destin, rétorqua Hume.
— Et vous croyez qu’on ne va pas pouvoir le faire encore bien longtemps, c’est ça ?
— Oui.
Chase hocha la tête.
— Vous avez peut-être raison. Une bière ?
— Non, merci. J’ai une longue route à faire pour rentrer chez moi.
Hume savait que Chase avait vingt-quatre ans. Il avait débarqué aux États-Unis trois ans plus tôt – les papiers nécessaires étaient apparus comme par magie, encore une preuve que c’était l’un des meilleurs hackers du moment. Dans d’autres circonstances, c’est un ancien sniper des opérations spéciales que Hume serait allé chercher, mais pour ce qui se profilait, il lui fallait un assassin numérique.
— Alors, fit Chase, qu’est-ce que vous attendez de moi ?
— Il faut arrêter Webmind, dit Hume. Mais comme le gouvernement va prendre trop de temps à se décider, il faut que ce soit fait par des types comme vous.
— Hé, l’aviateur, ça n’existe pas, des types comme moi, répliqua Chase.
Hume fronça les sourcils sans rien dire.
— On ne dit pas à Einstein : « Des types comme vous. » Je suis Mozart. Je suis Michael Jordan.
— C’est bien pour ça que je suis venu vous voir, dit Hume. Le public ne le sait pas, mais Webmind est constitué d’automates cellulaires. Chaque cellule consiste en un paquet mutant avec un compteur de rétention qui n’atteint jamais zéro. Ce qu’il nous faut, c’est un virus qui sache détecter ces paquets et les éliminer. Écrivez-moi le code nécessaire.
— Et pourquoi je ferais ça ?
Hume connaissait la seule réponse qui pouvait le motiver.
— Pour la réputation.
Pirater une banque était vraiment de l’histoire ancienne. Compromettre des systèmes militaires avait été fait tellement souvent que c’en était banal à pleurer… Mais ça ! Personne ne s’était encore attaqué à une IA. Celui qui arriverait à l’éliminer se verrait assuré de l’immortalité – son nom, ou au moins son pseudonyme, serait connu pour l’éternité.
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