— Dites-le-moi franchement, insista-t-elle.
S’il répondait oui, qu’il avait du travail, elle demanderait à le suivre pour voir comment les choses se passaient. S’il disait non, elle continuerait à lui casser les pieds avec ses maudites questions. S’il n’avait pas été sûr qu’elle se serait plainte à qui de droit (c’était le genre à ça, il le sentait) il lui aurait dit d’aller se faire voir ailleurs.
— Oh ! je ne sais pas, répondit-il prudemment. N’est-ce pas plutôt moi qui vous empêche de travailler ?
— Comment ça ?
— Comme je vous l’ai expliqué, il y a une femme au dix-huitième qui est sur le point de mourir. Ce n’est plus qu’une question de minutes ; j’attends leur appel.
— Il y a une demi-heure vous disiez que ça ne prendrait pas un quart d’heure, et vous attendez toujours. Peut-être que les médecins l’ont sauvée in extremis. Ce serait merveilleux, non ?
— Quelqu’un va mourir d’ici minuit, inévitablement.
— Suivant le même raisonnement quelqu’un aurait déjà dû mourir à l’heure actuelle, et pourtant personne n’est mort.
Ab était trop énervé pour rester diplomate.
— Écoutez, ma petite dame, vous perdez votre temps. C’est aussi simple que ça.
— Ce ne sera pas la première fois, répondit affablement Joëlle Beck. On peut presque dire que je ne suis payée que pour cela.
Elle enleva le magnétophone qu’elle portait en bandoulière.
— Si vous vouliez bien répondre encore à une ou deux questions, me dire plus précisément en quoi consiste votre travail, on trouverait peut-être le point de départ d’un article plus général. Et si vous recevez votre appel, je pourrai monter avec vous et regarder par-dessus votre épaule.
— Mais qui est-ce que ça peut intéresser ?
Avec une stupéfaction grandissante Ab s’apercevait qu’au lieu de réfuter ses arguments, elle n’en tenait purement et simplement aucun compte.
Tandis que Joëlle Beck expliquait la fascination intrinsèque que les lecteurs du Times éprouvaient pour la mort (non pas une fascination morbide mais une réaction humaine universelle à un phénomène humain universel), Chapel appela.
Il avait fait ce qu’Ab lui avait dit de faire.
— Oui, et alors ?
Ça avait marché comme prévu.
— C’est officiel ?
Non, ça ne l’était pas encore. Il n’y avait personne dans le service.
— Tu ne pourrais pas, euh, le signaler à l’attention de quelqu’un qui pourrait rendre la chose officielle ?
La femme du Times allait et venait dans la morgue en tripotant les choses et en faisait semblant de ne pas écouter. Ab avait le sentiment qu’elle pouvait lire à travers ses généralités. Sa première confession avait été le même genre de cauchemar, avec cette certitude que tous ses camarades de classe alignés devant le confessionnal avaient entendu les aveux que lui avait extorqués le prêtre. Si elle n’avait pas été là il aurait pu faire pression sur Chapel pour qu’il…
Il avait raccroché. Ce n’était pas plus mal.
— C’était votre appel ? demanda-t-elle.
— Non. Ça n’avait rien à voir. Une affaire personnelle.
Elle reprit son feu roulant de questions sur les incinérateurs, et est-ce que des membres de la famille assistaient jamais à l’opération, et combien de temps ça prenait, jusqu’à ce qu’elle fût interrompue par un appel de la réception disant qu’il y avait un chauffeur de Macy qui essayait de faire entrer un cadavre à l’hôpital et est-ce qu’ils devaient le laisser passer ?
— Retenez-le, j’arrive.
— C’était votre appel, dit Joëlle Beck, sincèrement désappointée.
— Mm. Je reviens tout de suite.
Le chauffeur, dans tous ses états, entama une histoire confuse sur la raison de son retard.
— Ça, mon vieux, c’est ton problème, pas le mien. Mais de toute façon ne t’occupe pas de ça. Il y une journaliste du Times dans mon bureau…
— Je le savais, dit le chauffeur. Ça vous suffit pas que je me fasse vider. Maintenant vous avez trouvé le moyen…
— Écoute-moi, connard. Ça n’a rien à voir avec l’affaire Newman, et si tu fais gaffe elle ne se doutera de rien – Il lui expliqua l’histoire de l’ordinateur municipal – Alors on veut pas qu’elle flaire un truc pas catholique, tu piges ? Or ça pourrait lui arriver si elle te voyait arriver à la morgue avec un corps et repartir avec un autre.
— Ouais, mais… – Le chauffeur s’agrippa au fil de sa pensée comme à un chapeau qu’une rafale de vent aurait menacé de faire s’envoler. – Mais ils vont me faire la peau chez Macy si je ne reviens pas avec le corps de la Newman ! Déjà que j’ai un retard fou à cause de ces fichus…
— Tu vas l’avoir, ton corps. Tu les emporteras tous les deux, quitte à revenir plus tard pour rapporter l’autre. Mais en attendant, l’important…
Il sentit la main de la journaliste sur son épaule, suave comme un sourire.
— Je me disais bien que vous ne deviez pas être loin. Il y a eu un coup de fil pour vous, et je crains que vous n’ayez eu raison : Il s’agissait d’une certaine M lle Schaap, laquelle est décédée. C’est bien d’elle que vous parliez ?
Laquelle ! pensa Ab avec une soudaine flambée de haine à l’encontre du Times et de sa bande de pseudo-intellectuels. Laquelle !
Le chauffeur de Macy s’éloignait en direction de son chariot.
Et c’est alors qu’Ab eut la révélation de son plan de salut, d’un seul coup, avec netteté et précision, comme un grand artiste doit avoir la révélation de son chef-d’œuvre.
— Bob ! cria-t-il. Attends une minute !
Le chauffeur se retourna à demi, la tête penchée de côté, un sourcil relevé : Qui, moi ?
— Bob, je voudrais te présenter, euh…
— Joëlle Beck.
— Oui. Joëlle voici Bob, euh, Bob Newman.
En fait, il s’appelait Samuel Blake. Ab n’avait guère la mémoire des noms.
Samuel Blake et Joëlle Beck échangèrent une poignée de main.
— Bob travaille comme chauffeur pour la clinique Macy, la clinique Steven Jay Mandell. – Il posa une main sur l’épaule de Blake, l’autre sur celle de Beck. Elle parut remarquer son moignon pour la première fois et ne put réprimer un frisson. – Est-ce que vous vous y connaissez en cryogénie, Mademoiselle euh ?
— Beck. Non, on ne peut pas dire.
— Mandell a été le premier New Yorkais à se faire congeler. Bob pourrait vous en parler pendant des heures, une histoire fantastique.
Il les pilota le long du couloir jusqu’à la morgue.
— Si Bob est ici en ce moment, c’est à cause du corps qu’ils ont, euh. – Il se souvint trop tard qu’on ne devait jamais employer le mot corps devant des gens de l’extérieur. – À cause de M lle Schaap, je veux dire. Laquelle – ajouta-t-il en appuyant fielleusement sur ce mot –, avait contracté une assurance auprès de la clinique de Bob.
Ab serra l’épaule du chauffeur en guise de clin d’œil.
— Chaque fois que c’est possible, voyez-vous, nous avertissons la clinique pour qu’ils puissent avoir quelqu’un sur place à la minute même où leur client succombe. Comme ça il n’y a pas une minute de perdue, pas vrai, Bob ?
Le chauffeur, cheminant lentement vers la perche que lui tendait Ab, hocha la tête.
Ab ouvrit la porte de son bureau et les fit entrer.
— Alors pendant que je serai en haut, vous devriez en profiter pour bavarder avec Bob, mademoiselle Beck. Bob a un tas d’histoires incroyables qu’il pourra vous raconter, mais vous devrez faire vite. Parce que dès que j’aurai descendu le corps… – Ab posa sur le chauffeur un regard lourd de sous-entendus – … Bob devra partir.
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