— Mais certains d’entre eux ont survécu. C’est ce qui compte, Katrina. Depuis quand êtes-vous seuls dans le Centre ?
— Depuis la rébellion. L’année du commandant Moresby.
— Cela peut faire…
Chaney scruta le visage de Katrina, essayant de lui donner un âge.
— Cela peut faire une trentaine d’années.
— Peut-être.
— Mais que sont devenus tous ceux qui étaient ici ?
— Presque tout le personnel militaire a été retiré d’Elwood dès le début pour être affecté outre-mer. Les rares militaires restés au Centre n’ont pas survécu à l’attaque des rebelles lorsqu’ils ont envahi Elwood. Quelques techniciens civils sont restés un certain temps avec nous, puis nous ont quitté pour rejoindre leurs familles – ou tenter de les rejoindre. Le laboratoire était déjà vide l’année d’Arthur. Nous avions reçu l’ordre de nous cacher dans l’abri pendant la durée des hostilités.
— La durée des hostilités. Combien d’années ?
Les yeux d’aigle de la vieille femme étudiaient Chaney.
— Je dirais que les hostilités sont en train de prendre fin, Brian. Ce que vous m’avez dit de cette famille que vous avez vue hors de notre enceinte donne à penser que nous sommes parvenus à la fin des hostilités.
Amèrement : – Et personne d’autre que vous et moi pour signer le traité de paix et poser pour les photographes ! Et Seabrooke ?
— M. Seabrooke a été relevé de ses fonctions peu après les trois lancements du TDV. Je crois qu’il est retourné dans les Dakotas. Le Président l’avait rendu personnellement responsable de l’échec de l’enquête ; il a servi de bouc émissaire.
Chaney frappa la table du poing.
— J’avais bien dit que cet homme était un âne – bien digne de figurer dans la longue lignée des imbéciles et des ânes bâtés qui ont habité la Maison-Blanche. Katrina, je ne comprends pas comment ce pays a pu survivre avec tant d’incapables à sa tête.
— Il n’a pas survécu, Brian, lui rappela Katrina d’une voix douce.
Il maugréa entre ses dents et fixa d’un œil furieux la poussière qui couvrait la table.
— Pardonnez-moi, dit-il.
Elle inclina la tête de bonne grâce, mais ne répondit pas.
Un souvenir le poursuivait.
— Que sont devenus les chefs de l’état-major interarmées, les hommes qui ont tenté de s’emparer de Camp David ?
Elle ferma les yeux un moment, comme pour chasser la vision du passé. Son expression était amère.
— Les chefs d’état-major ont été fusillés par un peloton d’exécution ; en public. Le Président avait déclaré que la journée serait chômée ; les administrations et les écoles étaient fermées pour que tous, grands et petits, puissent voir ce spectacle à la télévision. Il était résolu à donner un avertissement au pays. C’était horrible, démoralisant, et je l’ai haï d’avoir agi ainsi.
Chaney la regarda fixement.
— Et il va falloir que je retourne lui dire ce qu’il va faire. C’est une fichue corvée, cette enquête !
Il lança sa tasse à travers la salle, incapable de réprimer ce mouvement de colère.
— Katrina, comme je regrette que vous m’ayez trouvé sur la plage ! Comme je regrette de ne pas vous avoir fuie, jetée dans la mer, kidnappée, enlevée jusqu’en Israël – peu importe !
Elle sourit de nouveau, peut-être au souvenir de la plage.
— Nous n’aurions pas été mieux lotis, Brian. La Fédération Arabe a envahi Israël et jeté son peuple à la mer. Nous serions tombés de Charybde en Scylla.
Il lança un monosyllabe, ce qui l’obligea à s’excuser une fois de plus bien que son interlocutrice ne pût en comprendre le sens.
— Le commandant peut se vanter d’être arrivé juste au début de l’enfer.
— À la fin de l’enfer, rectifia Katrina. Le conflit sévissait depuis près de vingt ans, et la nation était au bord du précipice. Tout ce que le commandant Moresby a pu voir lorsqu’il est arrivé, c’était notre fin, la fin des États-Unis. Après lui, nous avons cessé d’être gouvernés. Les vingt années précédentes nous avaient complètement épuisés, usés, et nous ne pouvions plus nous défendre contre qui que ce soit.
La vieille femme s’exprimait avec sécheresse et lassitude, comme brisée par une longue fatigue, et il semblait à Chaney que sa voix et son ressort moral s’affaiblissaient à mesure qu’elle parlait.
Les guerres avaient commencé juste après l’élection présidentielle de 1980, juste après le voyage d’essai à Joliet. Arthur Saltus avait parlé à Katrina de la destruction des deux centres ferroviaires chinois, et soudain, un jour de décembre, les Chinois avaient bombardé Darwin en Australie, par mesure de représailles longtemps différées. Toute l’Australie du Nord devint inhabitable à cause des radiations. Le public n’avait jamais été informé du coup porté aux centres ferroviaires ; il ne pouvait donc savoir qu’il s’agissait de représailles, et on lui présenta cette attaque comme un acte de sauvagerie inhumaine contre une population innocente. La radioactivité s’étendit d’île en île vers le nord à travers la mer jusqu’aux Philippines. La Grande-Bretagne fit appel aux États-Unis.
Le Président réélu, en accord avec le Congrès, déclara officiellement la guerre à la République Populaire de Chine dans la semaine qui suivit sa réélection ; mais en fait son pays lui livrait une guerre non déclarée depuis 1954. Le Pentagone avait confidentiellement donné l’assurance au Président que tout pourrait se terminer dans les trois semaines par la défaite de l’ennemi. Quelques mois plus tard le Président dut ordonner un envoi massif de troupes, vers le champ de bataille de l’Extrême-Orient qui touchait maintenant onze nations sans compter l’Australie, et qui s’étendait, d’est en ouest, de la République des Philippines au Pakistan. Les États-Unis durent ensuite expédier des troupes en Corée pour parer à une reprise des hostilités dans ce secteur, mais elles furent anéanties lorsque les Chinois et les Mongols envahirent la péninsule et mirent fin à l’occupation étrangère.
Elle continua avec lassitude :
— Le Président a été réélu en 1980, et de nouveau en 1984 pour un troisième mandat. Lorsque Arthur a ramené de Joliet de si mauvaises nouvelles, il a commencé à perdre toute maîtrise de lui-même : c’était un incapable. L’interdiction d’exercer trois fois de suite la fonction présidentielle fut abrogée sur sa demande, et au cours de son troisième mandat l’application de la Constitution fut bel et bien suspendue « pour toute la durée de l’état d’urgence ». L’état d’urgence n’a jamais pris fin. Brian, cet homme a été le dernier président élu dans ce pays. Après lui, zéro.
Chaney dit amèrement :
— « Les doux agneaux, cruels sous leur air sage. » J’espère qu’il est encore en vie pour voir tout ça.
— Non. Il a été assassiné et son corps jeté dans la Maison-Blanche en flammes. Ses ennemis ont incendié Washington pour détruire en cette ville un symbole d’oppression.
— Ils l’on incendiée ! Voilà une chose intéressante à lui dire !
Elle fit un geste discret pour le faire taire ou exprimer son désaccord.
— Et ce n’était pas fini, loin de là. Ces vingt ans avaient été une épreuve atroce ; à la fin nous nous sentions comme paralysés. La vie semblait s’être arrêtée, le monde être revenu à l’état primitif. C’étaient d’abord de petites privations : ni trains, ni avions pour les civils, le courrier deux fois par semaine, puis entièrement supprimé, les informations télévisées réduites à une par jour, puis, la guerre prenant mauvaise tournure, limitées aux seules nouvelles locales n’ayant pas un caractère militaire. Nous étions coupés du monde, et presque coupés de Washington.
Читать дальше