Chaney sursauta d’étonnement et faillit perdre l’équilibre en heurtant un gros morceau de métal enfoui dans l’herbe. Il se retourna rapidement pour fouiller du regard cet angle d’Elwood qu’il pensait être inoccupé, puis l’itinéraire qu’il avait suivi depuis le cimetière de voitures. Il entendit l’enfant une seconde fois, puis une voix de femme qui l’appelait. Derrière lui. Vers le bas de la pente. Chaney fut pris d’une exaltation avide ; il fit volte-face et courut vers l’enceinte. Ils étaient là, de l’autre côté de la grille.
Il les repéra immédiatement : un homme, une femme et un enfant de trois à quatre ans, marchant, cahin-caha, sur la voie ferrée, à moyenne distance. L’homme n’avait à la main qu’une canne solide ou un gourdin, la femme portait un sac, l’enfant trottinait derrière eux, absorbé par quelque jeu de son invention.
Chaney fut si heureux de les voir qu’il en oublia toute prudence et hurla de tous ses poumons. Il jeta son fusil à terre pour pouvoir sans encombre agiter les deux bras.
Méprisant le fil de fer barbelé, il escalada une partie de la grille pour se montrer et attirer leur attention. Il cria de nouveau et leur fit signe de venir à lui.
Leur réaction lui coupa bras et jambes.
Les deux adultes regardèrent partout avec étonnement, devant et derrière eux sur la voie ferrée, dans les champs, et ils le virent enfin accroché à la grille à côté des talismans. Ils s’immobilisèrent, pétrifiés, l’espace d’un instant. La femme poussa comme un cri de douleur et laissa tomber son sac, puis courut à l’enfant pour le protéger. L’homme s’élança vers elle, la dépassa, et cueillit l’enfant, d’un geste rapide, dans le creux de ses bras. Son gourdin lui tomba des mains. Il ne se retourna que le temps de voir Chaney cramponné à l’enceinte, puis s’enfuit à toute allure le long de la voie. La femme trébucha, faillit tomber, puis fit des efforts désespérés pour ne pas se laisser distancer par son compagnon. Celui-ci plaça son petit fardeau sur son épaule, et se servit de sa main libre pour aider la femme – la pressant, l’exhortant. Ces gens le fuyaient aussi vite qu’ils en étaient capables, mobilisant pour cela toute leur énergie ; l’enfant était maintenant terrifié et tout en pleurs. Ils étaient possédés par la peur.
« Revenez ! »
S’agrippant aux barbelés, Chaney les observa jusqu’à ce qu’ils disparussent. Le panneau et les hautes herbes les cachèrent, les éclipsèrent, et les pleurs de l’enfant furent étouffés. Chaney restait perché, les doigts agrippés aux trous du grillage.
« Je vous, en prie, revenez ! »
L’angle nord-ouest resta désert. Il descendit de son perchoir, les mains ensanglantées.
Chaney ramassa son fusil et s’éloigna, se frayant un passage dans les herbes en direction de la route lointaine et du groupe de bâtiments situés au cœur d’Elwood. Il n’avait pas le courage de regarder derrière lui. C’était bien la première fois que des hommes le fuyaient – il n’avait même pas effarouché ces petits mendiants du Néguev qui, accroupis par terre, l’avaient regardé fouiller les sables de leur histoire oubliée. Ils étaient pourtant craintifs et méfiants, ces Bédouins, mais ils ne l’avaient pas fui. Il ne fit aucune pause sur le chemin du retour, ne voulant revoir ni les autos dépouillées, ni le centre des loisirs avec sa fosse grande comme une piscine, ni la caserne brûlée égayée de fleurs sauvages – rien de tout cela, rien du monde qui avait existé autrefois ni du nouvel univers qu’il avait découvert en ce jour. Il marchait, un goût d’amertume dans la bouche.
Le centre d’Elwood était un monde clos, un monde clôturé et terrifiant, formant parmi les survivants d’une violente guerre civile un ilot résolu à défendre son isolement. Il y avait effectivement des survivants. Ils étaient là-bas, à l’extérieur, et ils l’avaient fui parce qu’il était dans l’enceinte d’Elwood. Leurs peurs se cristallisaient sur le Centre ; c’est là que résidait pour eux le démon. Et ce démon qu’ils avaient entrevu, c’était lui.
Mais quelqu’un habitait le Centre – pas un visiteur, ni un maraudeur ayant franchi l’enceinte pour piller le magasin pendant l’hiver, mais quelqu’un qui résidait à demeure. Un démon qui avait réparé la grille et y avait accroché les talismans pour éloigner les survivants, un chrétien qui avait creusé une tombe et planté sur cette tombe une croix.
Chaney se tenait au milieu du parking.
Devant lui : les murs impénétrables du laboratoire se dressaient comme un grand temple grisâtre au milieu des herbes. Devant lui : un tertre d’argile jaune s’élevait près de la citerne nabatéenne, et c’était comme un symbole anachronique à côté d’un unique tombeau. Devant lui : une charrette à deux roues faite de bric et de broc.
Quelque part derrière lui : deux yeux qui l’observaient.
Brian Chaney sortit les clefs de sa poche et ouvrit la porte des opérations. Deux lampes étaient posées sur la première marche, mais l’ouverture de la porte ne déclencha pas de sonnerie dans les profondeurs du bâtiment. Un grand souffle d’air froid et humide en sortit, pour se perdre dans l’air vif et pur du dehors. Le soleil était haut dans le ciel – proche du zénith – mais le temps restait froid et ne promettait guère de se réchauffer. Chaney se félicitait d’avoir revêtu un manteau chaud.
Soleil paisible, ciel pur, temps anormalement froid pour la saison – données à inclure dans son rapport à Gilbert Seabrooke.
Il cala la lourde porte au moyen de la charrette pour la maintenir ouverte, puis descendit chercher de la nourriture en un premier voyage. Il laissa son fusil près de la charrette, oubliant presque son existence. Il monta des cartons de vivres l’un après l’autre pour les empiler dans la charrette, ne s’arrêtant que lorsque ses bras furent épuisés de les porter, et ses jambes de grimper les marches ; mais s’avisant qu’il avait négligé de prendre des médicaments et des allumettes, il fit un voyage supplémentaire. Il ajouta enfin à tout cela, au dernier moment, quelques outils pour son usage personnel. Il avait préjugé de ses forces : la charrette était si lourdement chargée qu’il eut du mal à l’éloigner de l’entrée, ce qui l’obligea à abandonner quelques-unes des boîtes les plus lourdes.
Il quitta le parking en poussant la charrette.
Il lui fallut plus de trois heures et une résolution tenace pour atteindre l’angle nord-ouest de l’enceinte, cela pour la deuxième fois de la journée. Le chargement fut assez facile à véhiculer tant qu’il put emprunter les rues pavées, mais lorsqu’il lui fallut s’engager dans les hautes herbes pour reprendre la piste qu’il avait suivie précédemment, ce fut une autre affaire. La charrette était plutôt moins dure à tirer qu’à pousser. Chaney ne se rappelait pas avoir vu une machette dans le magasin, mais il aurait donné cher pour en avoir une douzaine – et une douzaine de porteurs qui lui auraient frayé un chemin dans la savane à grands coups de cet instrument. Il était littéralement éreinté.
Lorsqu’il atteignit enfin l’enceinte, il se laissa tomber, haletant. D’après le soleil, midi était passé depuis longtemps.
Pour attaquer le grillage, il se servit d’un levier. Le travail se révéla plus facile là où la clôture avait été rafistolée autour de l’épave du camion ; elle n’était pas aussi solide à cet endroit et il décida d’y concentrer ses efforts, car c’était là que son pied-de-biche pourrait en venir à bout le plus aisément. Il arracha le barbelé de la carcasse du camion, puis fit levier sur l’extrémité des fils de la clôture primitive et les enroula sur eux-mêmes pour ouvrir une brèche. Quand il eut fini, ses mains étaient à nouveau ensanglantées par de nombreuses écorchures, mais l’ouverture pratiquée dans l’enceinte était assez large pour permettre le passage de la charrette à côté du camion. Le mur était percé.
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