Ne sachant pas en quelle saison il était et connaissant seulement la température, Chaney enfila une paire de chaussures, un manteau chaud et des moufles. Il choisit un fusil, le chargea comme Moresby lui avait appris à le faire et vida une boîte de cartouches dans sa poche. La carte n’offrait pas d’intérêt : l’enquête sur Joliet et Chicago avait été précipitamment annulée, et il devait maintenant limiter son exploration au centre d’Elwood. Une rapide inspection et un retour immédiat à la base de départ. D’après Katrina, le Président et son cabinet attendaient un dernier rapport avant de décider d’un plan d’action pour remédier à la situation. Dans leur jargon hermétique ils appelaient ça « formuler un plan de polarisation positive ».
Une dernière tournée dans le Centre et l’enquête serait terminée ; là se bornerait la connaissance de l’avenir ; c’est jusque-là qu’on pourrait en dresser la carte.
Chaney prit un bidon d’eau qu’il mit en bandoulière sur une épaule, emplit de vivres et d’allumettes une musette dont il fit passer la sangle sur son autre épaule, comptant ne pas rester dehors assez longtemps pour avoir à user de ce viatique. Il était heureux que les piles soient trop vieilles pour fonctionner – c’était une excuse suffisante pour ne pas s’encombrer de la radio et du magnétophone – mais il chargea son appareil photo parce que Gilbert Seabrooke lui avait demandé de faire des photos sur la destruction du Centre. La description verbale qu’en avait donnée Saltus avait eu un effet déprimant. Il fit une dernière inspection minutieuse de l’abri, mais sans rien y trouver qui lui parût être de quelque utilité.
Il s’humecta les lèvres, devenues sèches sous l’effet de l’appréhension, et quitta l’abri.
Au bout du couloir quelques marches menaient à la porte des opérations. Le panneau interdisant le port d’armes à feu au-delà de la porte était barbouillé de peinture noire du premier au dernier mot, ce qui oblitérait à moitié l’inscription et la frappait de nullité. Chaney nota l’heure et posa les deux lampes sur la dernière marche pour les retrouver à son retour. Il introduisit les clefs dans les serrures jumelles et sortit d’un pas hésitant.
Le temps était ensoleillé mais d’un froid pénétrant. Le ciel était vierge, bleu, vide d’avions ; il semblait avoir été fraîchement nettoyé, par comparaison avec ce ciel brumeux et pollué qu’il avait connu presque toute sa vie. Des plaques de givre parsemaient le sol aux endroits que le soleil n’avait pas encore visités.
Sa montre marquait 9 h 30, et il jugea qu’elle devait être à peu près à l’heure. Tendre encore était la matinée radieuse.
Une charrette à deux roues l’attendait dans le parking.
Chaney regarda curieusement ce véhicule primitif : c’était bien la dernière chose qu’il se serait attendu à voir apparaître. La charrette était d’une fabrication assez maladroite, construite avec de vieilles planches, un essieu, et une paire de roues prélevées sur une des petites voitures électriques décrites par Saltus. Des bouts de fil de fer en maintenaient les quatre côtés en place là où des clous n’auraient pas fait l’affaire, et fixaient le châssis à l’essieu ; les pneus étaient pourris depuis longtemps et le véhicule roulait sur ses jantes métalliques. Ce n’était certes pas l’œuvre d’un charpentier qualifié.
Ce qui attira ensuite l’attention de Chaney, ce fut un monticule d’argile, non loin de là, dans l’espace qu’avait occupé un jardin d’agrément. Des herbes folles poussaient partout, si hautes qu’elles cachaient en partie le Centre, bloquant presque la vue du tertre jaune ; ces hautes herbes poussaient autour du parking et au-delà, et dans tous les espaces libres entourant les bâtiments situés de l’autre côté de la rue. Elles remplissaient tout l’espace visible, et Chaney se rappela que ç’avait été la pâture des bisons, en cette région, lorsque l’Illinois était une vaste prairie indienne. Telle était l’œuvre du temps – du temps et de l’abandon. Depuis bien longtemps les pelouses du Centre n’étaient plus entretenues.
Se déplaçant avec précaution, observant de fréquents arrêts pour scruter le terrain autour de lui, Chaney se dirigea vers le tertre.
Il en était encore à une certaine distance lorsqu’il découvrit une piste à peine marquée qui, à travers le jardin, allait du parking dans cette direction. Tout aussi brusque fut la découverte qu’il fit ensuite. Au bord de la piste, presque invisible dans les hautes herbes, était un conduit d’eau grossièrement confectionné au moyen de gouttières arrachées à quelque bâtiment, auxquelles on avait imprimé la forme voulue. Chaney s’arrêta tout saisi et fixa la gouttière et le tertre tout proche, se doutant déjà de ce qu’il allait trouver. Il poursuivit sa prudente approche.
Il arriva soudain à un endroit désherbé et découvrit l’artefact : une citerne dotée d’un grossier couvercle de bois. Un seau et une corde étaient posés à côté.
Chaney fit lentement le tour de la citerne et de l’argile provenant de l’excavation, et il trébucha sur un autre conduit d’eau, lui aussi fabriqué avec une gouttière ; ce second canal traversait les hautes herbes en direction du labo, et était sans doute destiné à recueillir la pluie qui coulait de son toit. Le monticule d’argile n’était pas de formation récente. Poussé par une curiosité irrésistible, il s’agenouilla et souleva le couvercle de la citerne ; elle était à moitié emplie d’eau. Sa maçonnerie intérieure était faite de vieilles briques et de dalles de pierre grossières mais l’eau était d’une propreté remarquable, et il en chercha la raison. Des filtres faits de treillis de fils de fer arrachés à des fenêtres étaient disposés à l’extrémité de chaque conduit d’eau pour protéger la citerne de tous les déchets, insectes ou menues charognes. Les gouttières elles-mêmes ne contenaient ni feuilles ni détritus, et l’on s’était donné le mal d’en obturer les joints avec une matière goudronneuse.
Chaney posa son fusil et se pencha pour examiner la citerne avec étonnement. Il l’avait reconnue.
Comme la charrette, ce n’était pas l’œuvre d’un artisan émérite. Sa forme – ses lignes – lui étaient familières : verticalité imparfaite, bouche imparfaitement circulaire, puits en tronc de cône, plus large en bas qu’en haut. C’était l’œuvre bizarroïde d’un amateur méprisant le fil à plomb – en fait une réplique exacte d’une citerne nabatéenne, et l’on pouvait être assuré qu’elle conserverait l’eau pendant un siècle ou davantage. Ce qui était saisissant, c’était de la trouver à cet endroit. Chaney remit le couvercle en place et se releva.
En se retournant, il vit la tombe. Elle lui avait été cachée jusque-là par les hautes herbes du jardin, mais là encore une piste faiblement marquée y conduisait depuis la citerne. Le tumulus dominant la tombe était bas, de formation ancienne et couvert d’une herbe sauvage assez courte ; la croix dont elle était surmontée avait été assemblée avec des clous et enduite d’une peinture blanche maintenant décolorée. Une inscription estompée apparaissait sur le bras de la croix.
Chaney s’approcha et s’agenouilla pour la lire.
A ditat Deus K
La porte du corps de garde avait été sortie de ses gonds et emportée – peut-être pour servir à construire la charrette.
Chaney risqua un œil prudent par l’entrée, guettant le danger mais en redoutant la possibilité, puis pénétra dans la pièce pour l’examiner de plus près. Elle était nue. Il ne restait aucune trace des hommes qui y avaient trouvé la mort : ni ossements, ni armes, ni lambeaux de vêtements, rien. Certaines des vitres des fenêtres avaient été enlevées, mais les autres étaient intactes. Deux des fenêtres avaient perdu leur treillis. Un endroit abandonné.
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