Le ramjet grimpait sur le capot de la petite voiture de fête foraine pour l’attaquer.
Pris au piège comme un homme enlisé, Saltus leva son fusil pour essayer de viser. L’arme était presque trop lourde pour lui ; ses gestes lents le mettaient à la torture. Le ramjet se laissa glisser du capot et bondit par l’entrée pour se saisir de Saltus ou de son fusil. Saltus loucha vers la face noire sans réussir à en obtenir une vision nette. Derrière ce visage apparut un homme qui lui sembla grand comme une montagne ; cet homme empoigna le canon du fusil pour le lui arracher. Saltus appuya sur la détente.
La face indistincte se transforma : elle se désintégra en un mélange confus d’os, de sang et de chairs, pulvérisée comme l’avait été la voiture électrique de William par un tir de mortier. Le visage indistinct disparut tandis qu’un bruit de tonnerre remplissait le corps de garde et faisait trembler la porte brisée. Un gros morceau de montagne bascula sur Saltus, menaçant de l’ensevelir. Il essaya de l’éviter en rampant.
Le corps qui s’écroulait le renversa et lui arracha son arme. Il s’effondra sous sa masse, luttant pour ne pas étouffer et priant le ciel de n’être pas écrasé comme un insecte.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, Arthur Saltus vit qu’il faisait nuit. Un poids intolérable le clouait sur le plancher et il souffrait le martyre.
Rampant péniblement, pouce par pouce, il se dégagea du fardeau qui pesait sur lui, essayant de le faire rouler sur le côté. Après des minutes ou des heures d’efforts opiniâtres, il réussit à se mettre à genoux et se débarrassa du havresac qui lui meurtrissait le dos ; puis ce fut au tour du bidon d’eau, après qu’il se fut désaltéré en laissant couler la moitié du liquide à côté. Son fusil était à terre, à ses genoux, mais il fut étonné de constater que sa main et son bras n’avaient pas la force de le ramasser. Il lui fallut peut-être une heure de plus pour sortir son pistolet de son étui et le placer sur le capot de la voiture.
Il mit ensuite un temps incroyable à escalader ce même capot pour sortir. Son pistolet tomba à terre. Saltus se courba, mit la main dessus, le palpa, fut pris de vertige et dut renoncer à ramasser cette arme pour ne pas s’évanouir. Il saisit la poignée de la portière et se redressa péniblement. Au bout d’un moment il fit une nouvelle tentative pour récupérer son pistolet et réussit à s’en saisir et à se redresser avant d’être repris de nausée. Il se plia en deux et vomit.
Saltus grimpa dans la voiture et fit marche arrière pour l’éloigner de la porte du corps de garde. Après avoir ouvert la vitre de sa portière pour laisser entrer l’air froid et vivifiant, il manœuvra tant bien que mal le levier de commande et effectua un parcours sinueux de la grille d’entrée au parking. La voiture ricochait d’un trottoir à l’autre en dérapant sur la neige ; son conducteur eût été éjecté s’il avait roulé plus vite. Saltus n’avait plus la force d’appuyer sur la pédale de frein, et la petite voiture ne s’arrêta qu’en heurtant le mur de béton du laboratoire. Il fut projeté sur le volant, puis éjecté. Sa marche incertaine de la voiture à la porte aux serrures jumelles fut jalonnée d’une ligne rouge pointillée tracée sur la neige par son sang.
La porte s’ouvrit facilement – si facilement qu’un coin obscur de son esprit obnubilé ne cessait de le harceler : avait-il introduit les deux clefs dans leurs serrures avant que la porte coulisse dans ses glissières ? Ou cela s’était-il fait sans l’aide d’aucune clef ?
Arthur Saltus dégringola du haut des marches parce qu’il ne put descendre autrement.
Il n’avait plus son pistolet, mais ne se rappelait pas l’avoir perdu ; ni sa bouteille de whisky dans sa poche, et pourtant il ne se rappelait pas l’avoir vidée et jetée ; ni les clefs de la porte. Gisant à terre, le dos sur le béton empoussiéré, il regardait les lumières éclatantes et la porte fermée en haut des marches. Il ne se rappelait pas avoir fermé cette porte. Une voix dit : « Cinquante heures. » Il savait qu’il perdait contact avec la réalité, qu’il balançait entre un état de conscience douloureux et glacé et d’obscures périodes de délire fiévreux. Il aspirait à s’endormir sur le sol, à s’étendre de tout son long, le visage collé au béton froid, jusqu’à ce que s’étouffe enfin le feu rageur qui lui dévorait l’épine dorsale. Le gilet pare-balles de Katrina lui avait – tout juste – sauvé la vie. Le projectile – n’y en avait-il qu’un ? – était logé dans son dos mais, sans le gilet, il l’aurait transpercé et aurait fait exploser la cage thoracique. Merci, Katrina. Une voix dit : « Cinquante heures. » Il essaya de se lever, mais tomba sur le nez. Il s’efforça de s’agenouiller, mais culbuta et tomba une fois de plus sur le nez. Il était exténué. Pendant un temps qui lui parut une lente éternité, il rampa sur le ventre jusqu’au TDV.
Arthur Saltus s’acharna pendant une heure à escalader le flanc du véhicule. Son sens du réel se diluait en une fantasmagorie baignée de nausée, en une suite d’hallucinations : quelqu’un lui enlevait ses lourdes chaussures, puis ce quelqu’un lui ôtait ses épais vêtements d’hiver et essayait de le déshabiller. Lorsque enfin il tomba la tête la première à travers l’écoutille du véhicule, il eut l’illusion, provoquée par la fièvre, que quelqu’un l’avait aidé dans cette escalade. Une voix lui dit : « Appuie sur la barre-catapulte. » Le ventre sur la litière de sangles, le visage placé dans le mauvais sens, il se rappela que les ingénieurs ne devaient récupérer le véhicule qu’à l’expiration des cinquante heures. C’est ce qu’ils avaient fait pour William. Il sentait sous son corps un objet qui lui faisait mal, qui pressait fortement sur une cage thoracique qui se serait bien passée de cette nouvelle douleur. Saltus extirpa l’objet gênant : un magnétophone. Il le poussa vers la barre-catapulte mais il s’arrêta à quelques centimètres du but. Dans son hallucination, il entendit claquer la trappe de l’écoutille.
Il dit d’une voix pâteuse : « Chaney… les bandits ont brûlé la chambre au trésor…» Il lança le magnétophone sur la barre-catapulte.
Il était 2 h 40 du matin, le 24 novembre 2000. Son cinquantième anniversaire était passé depuis longtemps.
Les doux agneaux, cruels sous leur air sage,
Les doux agneaux assoiffés de carnage
Vont bientôt, ô terreur, cueillir leur héritage.
Charles Rann Kennedy.
Chaney n’était pas rassuré.
La lumière rouge cessa de clignoter. Il leva la main pour libérer l’écoutille et l’ouvrit d’un geste vif. La lumière verte s’éteignit. Chaney saisit les deux barres d’appui et fit une traction pour se mettre sur son séant, sa tête et ses épaules dépassant l’ouverture. Il espérait bien être seul dans la salle. Le véhicule était dans l’obscurité. L’air, glacial, sentait l’ozone. Il se hissa hors du TDV et se laissa glisser le long de sa paroi. Saltus l’avait prévenu que l’escabeau avait disparu, aussi exécuta-t-il ce mouvement avec précaution ; une fois les pieds à terre, il s’appuya sur le réservoir à eau hyperbare le temps de s’orienter. L’obscurité était totale : il ne voyait rien, et il n’entendait que le bruit rauque de sa propre respiration.
Brian Chaney se dressa pour refermer l’écoutille, puis se ravisa ; le TDV était la seule bouée de sauvetage qui pût le ramener à sa base de départ, il était donc plus sage de laisser l’écoutille ouverte, prête à l’accueillir. Il étendit la main pour trouver le coffre à tâtons ; se rappelant son emplacement approximatif, il fit quelques pas hésitants dans les ténèbres, et se cogna sur ce meuble. Son costume était pendu, à l’abri d’un fourreau de papier poussiéreux – enveloppé bien des années plus tôt, par les soins d’un teinturier – et ses souliers se trouvaient au fond du coffre sous le costume. Un pistolet, placé là sur l’insistance d’Arthur Saltus, faisait une bosse disgracieuse dans la poche de sa veste.
Читать дальше