Après l’écrasant succès du meeting du Parc des Chênes, les trois derniers jours de la campagne ne furent plus qu’une promenade triomphale pour les Fils du Svastika ; l’élection de Feric Jaggar au Conseil d’État, avec la marge la plus confortable de toute l’Histoire, n’était plus mise en doute par personne.
Quand les voitures à essence des membres du Conseil commencèrent à passer l’entrée d’honneur du Palais d’État, le décor était planté pour un grand moment d’Histoire. La première réunion d’un Conseil d’État nouvellement élu constituait toujours un événement de première grandeur, mais celle-ci s’annonçait d’importance, qui confrontait directement pour la première fois le vieil ordre dégénéré au héros du futur Nouvel Âge, Feric Jaggar. Il n’était pas exagéré de dire que le peuple de Heldon retenait son souffle racial.
Le Palais lui-même offrait un cadre approprié à un tel événement : édifice impressionnant de marbre noir dont chacune des quatre façades s’ornait de bas-reliefs gigantesques représentant quatre batailles de l’Histoire de Heldon. L’entrée de parade s’ouvrait face au boulevard de Heldon, précédée d’un splendide tapis de gazon. Une longue allée montait en serpentant gracieusement vers le portique d’entrée et redescendait ensuite en une courbe d’une égale douceur vers le boulevard, sur lequel se trouvait rassemblée une énorme foule. Une rangée de soldats aux uniformes vert-de-gris et casqués d’acier bruni interdisait à cette foule l’accès aux pelouses du Palais.
Les voitures banales des conseillers arrivèrent l’une après l’autre, escortées tout au long du chemin par une garde d’honneur de motards de l’armée. Les politiciens, tout aussi anodins, mirent pied à terre et disparurent à l’intérieur de la bâtisse ; seul manquait Feric. La tension dramatique, au sein de la foule qui stationnait sur le boulevard, dans le cœur de tous les téléspectateurs sur les places publiques de Heldon, ne cessa de croître : tous attendaient l’apparition de Feric Jaggar.
Enfin, l’on perçut le grondement des motocyclettes qui remontaient pleins gaz le boulevard vers le Palais d’État, et, l’instant d’après, la voiture de Feric, noire et luisante, apparaissait derrière un groupe de dix motards S.S., resplendissants dans leurs habits de cuir noir et leurs capes rouges à croix gammée, déployant en tête de la colonne deux immenses drapeaux du Parti. Feric lui-même, silhouette majestueuse en uniforme noir et écarlate, dont les galons scintillaient au soleil, se tenait debout à l’arrière de l’habitacle ouvert, la main gauche posée sur le dossier du siège devant lui.
Lorsque le convoi quitta le boulevard pour s’engager à vive allure sur l’allée, les badauds qui peuplaient les trottoirs firent spontanément le salut du Parti, souligné de fervents « Vive Jaggar ! » qui se répétèrent jusqu’à ce que la voiture eût atteint le portique. Feric, en réponse, étendit le bras pour un salut qu’il maintint jusqu’à l’arrêt complet, à la joie de tous.
Il descendit alors de la voiture, et l’escorte S.S. mit aussitôt pied à terre, six de ses membres se figeant au garde-à-vous devant la petite volée de marches de marbre, au grand dam des fonctionnaires de l’armée. Les deux porte-drapeaux précédèrent Feric dans l’escalier, tandis que les deux derniers S.S. formaient une garde d’honneur derrière lui. Juste avant d’entrer dans le bâtiment, Feric s’arrêta, fit demi-tour en claquant les talons et gratifia derechef la foule du salut du Parti. Enfin, accompagné par un chœur de « Vive Jaggar ! », Feric et son escorte S.S. pénétrèrent dans le Palais d’État.
Feric parcourut un long corridor aux murs de marbre blanc, au plancher de céramique rouge, blanche et noire, et au plafond abondamment décoré de peintures, en direction d’une enfilade de grandes portes de bois décorées de lourds ornements de cuivre, flanquées d’un soldat de l’armée régulière. Les bottes ferrées de la garde d’honneur S.S. battaient un rythme martial sur le plancher de céramique brillante alors que la troupe s’approchait des fonctionnaires d’apparat. Les porte-drapeaux s’arrêtèrent fièrement devant les soldats avec un claquement de talons, frappant l’extrémité des hampes contre le sol et rendant le salut du Parti au cri de « Vive Jaggar ! » Derrière ces admirables S.S., Feric attendit un instant, tandis que les deux soldats, hésitant entre leur inclination naturelle à rendre le salut et les ordres pusillanimes reçus, hésitaient sur l’attitude à adopter. Ils se contentèrent finalement d’ouvrir les doubles portes et Feric, précédé de ses porte-drapeaux et suivi des deux gardes S.S., pénétra dans la salle du Conseil.
Au centre de la pièce en forme de petite rotonde avait été disposée une grande table ronde de bois noir incrusté de céramique blanche et rouge. Neuf chaises assorties étaient également réparties autour de la table ; toutes, sauf une, étaient occupées par des créatures fort peu ragoûtantes, qui, réagissant comme autant de cafards soudain exposés à la lumière lorsque Feric et ses hommes entrèrent à grands pas dans la pièce, se tortillèrent d’un air inquiet sur leurs sièges en manifestant une molle consternation. Entouré de sa garde d’honneur, Feric marcha vers le siège vide et s’y assit, tandis que les quatre S.S. se figeaient au garde-à-vous en claquant les talons, saluaient, et criaient « Vive Jaggar ! »
« Faites sortir immédiatement vos spadassins de la salle du Conseil, siffla une créature sénile en laquelle Feric reconnut Larus Krull, le vénérable chef libertarien.
— Je n’en ferai rien, répliqua Feric ; ce sont au contraire ces S.S. d’élite qui éjecteront bientôt vos carcasses inutiles de ce bâtiment.
— Il n’existe pas de précédent d’une garde privée dans cette pièce, Purhomme Jaggar, gémit un bellâtre en oripeaux bleu et or. Celui-ci était Rossback, l’un des trois Traditionalistes, un véritable crétin.
— Je viens de remédier à cette omission, répliqua sèchement Feric.
— J’exige que vous fassiez sortir vos hommes ! répéta Guilder, sbire notoire de Krull.
— Il nous faut voter sur cette question », dit l’Universaliste Lorst Gelbart, véritable et répugnant amas de protoplasmes. Pourtant, dès que cette créature pustuleuse eut ouvert la bouche pour lâcher son vent, les autres scélérats, manifestant une étrange déférence, se turent aussitôt pour porter une profonde attention à ses propos. Rien d’étonnant à cela : il suffit à Feric, expert en la matière, d’un regard pour comprendre que ce Gelbart, avec ses cheveux noirs et gras, sa grossière tunique bleue et ses yeux chassieux, était en fait un Dominateur ! Sa peau rude et malpropre dégageait l’odeur des Doms. Si la répugnante créature n’avait pas encore capturé le Conseil dans un champ de dominance, ce n’était qu’une question de temps, et il n’en faudrait plus beaucoup, au train où allaient les choses !
Il ne paraissait donc pas utile de perdre son temps en amabilités mielleuses. « Je ne suis pas venu à cette réunion pour badiner ou pour chicaner sur des points de procédure, ces passe-temps convenant mieux aux individus de votre genre », dit Feric, jetant sur chaque conseiller humain un regard méprisant, afin qu’ils ne pussent douter du peu d’estime en lequel il les tenait. Lorsque ses yeux rencontrèrent ceux de Gelbart, ce fut un instant étrange, chacun reconnaissant et jaugeant les forces en présence, mais le Dom puant ne fit, par prudence, aucune tentative pour prendre Feric dans sa nasse psychique.
« Je suis ici pour présenter le programme de base des Fils du Svastika et pour en demander l’application immédiate et totale, poursuivit Feric. La volonté raciale n’exige pas moins. »
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