Bien évidemment, les mâchoires des vieilles outres à vent tombèrent sous le choc de cette déclaration abrupte : ils déglutirent et ouvrirent la bouche avec ensemble comme autant de carpes à l’air libre. Gelbart, quant à lui, ne se départit pas un instant de sa froideur inhumaine.
Ignorant les protestations impuissantes et silencieuses, Feric détailla les exigences de base du Parti. « Premièrement, le traité de Karmak doit être dénoncé et tous les mutants et métis extirpés à jamais du dernier pouce de territoire helder. Deuxièmement, les lois sur la pureté raciale doivent être sévèrement renforcées et, tenant compte du relâchement qui a permis dans le passé à toutes sortes d’agents contaminants de s’infiltrer dans le creuset génétique de Heldon, des camps de sélection devront être installés dans tout le pays, où seront retenus tous les Helders dont la pureté génétique souffre la moindre contestation, jusqu’à ce que leur généalogie et leur structure génétique aient été rigoureusement examinées. Ceux dont sera prouvée la contamination génétique auront le choix entre l’exil et la stérilisation. »
Feric fixa froidement Gelbart, sans manifester la moindre émotion ; il sentit pourtant le Dom réaliser pleinement qu’il était démasqué. « Tous les Dominateurs qui seront découverts seront bien entendu abattus. Troisièmement, il faut rapidement tripler les effectifs de l’armée pour pouvoir lutter efficacement contre les hordes de mutants qui nous entourent. Enfin, pour que cette nouvelle politique nationale soit mise en œuvre avec le maximum de rigueur et d’efficacité, ce Conseil doit voter la suspension de la Constitution et me confier les pouvoirs spéciaux pour gouverner par décret.
— Cet homme est fou ! » piailla Pillbarm, doyen des Traditionalistes, vieux pruneau desséché qui n’avait pas encore jusque-là révélé ses talents oratoires.
Feric fut aussitôt debout, la Grande Massue de Held à la main, image même de l’indignation vertueuse. « L’un de vous oserait-il ici parler en faveur de la contamination de notre substrat génétique par les mutants et les métis ? Défendrez-vous l’existence de la tourbe des Dominateurs au prix de votre vie ? Oseriez-vous déclarer devant le peuple de Heldon qu’une position de faiblesse est préférable à une politique de fermeté déclarée soutenue par une volonté d’acier ? »
Il n’y eut aucune réaction à ce défi tonitruant ; cela seul indiquait clairement que le champ de dominance de Gelbart était rien de moins qu’établi. Comme sur un ordre, les couards se rejoignirent, dans l’attente de la réponse du Dom lui-même.
« Toutes ces histoires de pureté génétique sont dépassées depuis longtemps, Jaggar, fit Gelbart avec un petit sourire cruel. Déjà, un nombre important de gens demandent l’importation de grandes masses de mutants pour leur faire exécuter les basses besognes nécessaires au maintien d’une haute civilisation. Bientôt Heldon comprendra que la solution de loin la meilleure est d’élever des créatures débiles, des robots protoplasmiques si vous préférez, à l’exemple de Zind. Vous prêchez dans le désert. L’indolence naturelle de l’être humain est votre plus grand ennemi. »
Feric ignora complètement Gelbart ; il était inutile de discuter avec un Dom, et plus encore d’essayer de convaincre ces lâches victimes de leur devoir racial. La seule solution pour en finir avec la peste qui rongeait le cœur de Heldon était la force brutale.
Feric rengaina le Commandeur d’Acier mais resta debout, fouaillant de son regard implacable chaque membre du Conseil. Tous, sauf Gelbart – qui, bien entendu, était au-dessus d’une telle réaction humaine – frémirent sous cette agression psychique.
« J’ai fait mon devoir de pur humain en vous donnant un conseil loyal et une chance de vous prêter sans contrainte à l’expression de la volonté raciale, dit sèchement Feric. Si vous ne votez pas sur-le-champ le programme du Parti, vous reconnaîtrez ouvertement la faillite morale du gouvernement de la Grande République, et les conséquences en retomberont sur vos têtes. »
Seul Gelbart eut l’impudence de répondre à cet avertissement solennel. « Oseriez-vous menacer le Conseil d’État de la Grande République, Jaggar ? Même un conseiller peut être arrêté pour trahison. »
L’ironie grotesque de ce Dom piaillant accusant un Purhomme de trahison envers Heldon manqua de déclencher le rire de Feric, malgré la colère justifiée qui avait envahi son cœur à cette ultime perfidie.
« J’aimerais bien voir cette collection de vieilles badernes arrêter les Chevaliers du Svastika et les S.S. pour trahison ! rugit Feric. Nous verrions vite qui se balancerait au gibet des traîtres ! »
Sur cette réplique. Feric tourna les talons et sortit de la salle du Conseil.
Depuis son élection au Conseil d’État, Feric avait transféré le quartier général du Parti dans un bâtiment spacieux près du centre de Heldhime, à peu près équidistant du Palais d’État et du Haut Donjon, quartier général du Haut-Commandement et siège de la garnison de la ville. Le nouveau quartier général était précédemment la luxueuse résidence d’un industriel qu’on avait convaincu de céder cet immeuble aux Fils du Svastika en échange d’une somme symbolique. Le manoir lui-même se divisait à présent en appartements pour Feric, Bogel, Waffing, Remler et Best, en dortoirs pour les fonctionnaires subalternes, en salles de réunion et bureaux, tandis que deux mille S.S. campaient sur l’immense pelouse entourée de hauts murs. Divers hangars abritaient motos et voitures. Des nids de mitrailleuses avaient été installés tous les cinquante mètres sur le chemin de ronde de la muraille. En outre, cinq obusiers étaient habilement camouflés dans la propriété. En résumé, le quartier général du Parti, transformé en forteresse, pourrait pendant un certain temps tenir à distance la garnison de la ville sans avoir besoin de renforts.
Et ces renforts se trouvaient cependant à portée de main, puisque cinq mille Chevaliers du Svastika, sous le commandement direct de Stag Stopa, stationnaient en permanence aux abords de Heldhime, à moins d’un quart d’heure de moto du quartier général. Un seul mot de Feric et ces troupes d’assaut fonceraient dans la ville et tomberaient à revers sur tout assiégeant.
Trois semaines après les élections, Feric convoqua une assemblée dans son bureau privé pour mettre le point final au plan conçu pour évincer définitivement le Conseil contrôlé par les Dominateurs. Feric n’appréciait cette pièce assez grandiose, peinte tout en bleu, aux murs couverts de riches tapisseries et surchargée de dorures, que pour son immense balcon, aux pieds duquel la vie nocturne de Heldhime étalait son tapis de lumières scintillantes sous les ténèbres majestueuses du ciel. Feric, Waffing, Bogel et Best, assis sur des chaises de velours autour d’une table ronde en bois de rose, des chopes de bière posées devant eux, attendaient Remler, pour une fois en retard.
« À mon avis, dit Bogel, notre problème est de prendre le pouvoir à l’abri d’une façade légale afin que l’armée n’ait pas à se poser la question de son commandement. Est-ce que le Haut-Commandement n’accepterait pas sur-le-champ Feric comme chef absolu de Heldon si des prétextes officiels lui étaient fournis en nombre suffisant ? »
La question était adressée à Lar Waffing, qui aspira une longue gorgée de bière pour ruminer sa réponse ; reposant sa chope de bois sur la table et la remplissant au petit tonneau qui s’y trouvait, il émit son opinion, ayant mûrement réfléchi.
« Il ne fait aucun doute que le Haut-Commandement souhaite voir Heldon sous le contrôle du Svastika, car nous sommes les seuls à promettre l’action dont rêve tout bon soldat. Pourtant, les généraux ont pris l’engagement de défendre le gouvernement légal de Heldon et l’orgueil leur interdira de manquer à leur honneur. Un coup de force pourrait fort bien déclencher la guerre civile. »
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