Quand le soleil eut passé à l’arrière du bateau, les vagues lentes prirent une couleur de miel sombre. Pandion jeta les avirons, prit son élan avec prudence, pour ne pas faire chavirer la barque étroite, et plongea dans la mer. Rafraîchi, il nagea en poussant la barque, puis remonta et se dressa de toute sa hauteur.
Devant lui, apparaissait un cap aigu, et à sa gauche, se découpait en noir la silhouette d’une île oblongue, qui limitait au Sud la rade de Calydon, terme de sa traversée. Pandion se remit à ramer, l’île grandit lentement, s’élevant de la mer. Son sommet se découpa en cimes d’arbres effilées. Bientôt, une rangée de cyprès élégants, pareils à des pointes de javelots immenses, s’offrit aux regards du jeune homme. Abrités des vents par un promontoire crochu, ils s’élançaient vers l’azur du ciel. Le voyageur louvoya entre les rochers frangés d’algues rousses et visqueuses. Le fond de sable uni se voyait distinctement à travers la transparence de l’onde verte, nuancée d’or. Pandion accosta, découvrit non loin d’un vieil autel moussu un tapis d’herbe tendre et but les restes de sa provision d’eau. Il n’avait pas faim. La distance jusqu’au port situé de l’autre côté de l’île ne dépassait pas une vingtaine de stades.
Désireux de se présenter frais et dispos à l’armateur, le jeune homme s’allongea sous la dentelle des branches.
La fête de la veille surgit en scènes précises devant ses yeux fermés …
Lui et les autres jeunes gens étaient couchés sur le gazon, attendant que les jeunes filles terminent leur danse en l’honneur d’Aphrodite. Les danseuses en jupes de tissu léger, maintenues à la taille par des rubans multicolores, évoluaient par couples, dos à dos. Leurs mains entrelacées, elles regardaient par-dessus l’épaule, comme si chacune admirait la beauté de sa compagne.
Les plis des jupes blanches ondulaient au clair de lune, tels des flots d’argent ; les corps bruns ployaient comme des roseaux, au rythme des accents tendres et langoureux, tristes et gais de la flûte.
Puis les jeunes gens se mêlèrent à elles pour le pas du héron, se haussant sur la pointe des pieds et ouvrant les bras ainsi que des ailes d’oiseaux. Pandion était auprès de Thessa, qui ne détachait pas de lui ses yeux alarmés.
Toute la jeunesse du village accordait à Pandion ce soir-là une attention particulière. Seul le visage d’Eurymaque, amoureux de Thessa, rayonnait, attestant la joie que lui procurait le prochain départ de son rival. Pandion s’apercevait que les autres ne plaisantaient plus avec lui, s’abstenaient de lancer des boutades à son adresse, comme si quelque chose les séparait déjà. L’attitude de ces amis révélait à la fois l’envie et la pitié qu’inspire un homme menacé d’un grand danger et différent du commun des mortels.
La lune se couchait lentement derrière les arbres. Une large nappe d’ombre noire s’étendait sur la pelouse.
Après la danse, Thessa et ses compagnes entonnèrent la chanson préférée de Pandion, sur l’hirondelle et le printemps. Enfin l’on s’engagea deux par deux sur le chemin du village. Pandion et Thessa fermaient la marche, ralentissant le pas à dessein. À peine avaient-ils gravi la crête de la colline, que Thessa tressaillit et s’arrêta, blottie contre Pandion.
Les parois à pic des falaises calcaires, qui dominaient les vignobles, reflétaient la clarté de la lune comme un gigantesque miroir. Le village, la plaine côtière et la mer sombre paraissaient voilés d’un rideau de lumière argentée, pleine de charme fatidique et de muette désolation.
— J’ai peur, Pandion, chuchota la jeune fille. Grand est le pouvoir d’Hécate, déesse du clair de lune, et toi, tu t’en vas dans son royaume …
L’émotion de Thessa s’était communiquée à Pandion.
— Voyons, Thessa, c’est en Carie [22] Carie, pays de la côte occidentale de l’Asie Mineure.
et non en Crète que règne Hécate, ce n’est pas là que je me rends ? s’écria-t-il en entraînant sa compagne à la maison …
Pandion sortit de sa rêverie. Il fallait manger un morceau et poursuivre son chemin. Ayant fait un sacrifice au dieu de la mer, il revint sur le rivage et mesura son ombre [23] Dans l’Hellade, on mesurait son ombre pour connaître l’heure.
en mettant bout à bout la plante des pieds sur sa longueur repérée. Dix-neuf pieds — pas de temps à perdre, car il devait s’embaucher à bord du vaisseau avant la nuit.
Pandion doubla le cap dans sa barque, aperçut la colonne de pierre blanche qui indiquait l’entrée du port, et souqua sur les rames.
Le vent gémissait dans les broussailles, en soulevant le gros sable. Une chaîne de montagnes s’en allait vers l’Est, telle une route aménagée par des géants fantastiques. Sa courbe encadrait la verdure d’une large vallée, ses flancs s’abaissaient en pente douce vers la mer. Les talus, émaillés de fleurs jaunes, semblaient de loin un énorme bloc d’or encadrant l’eau bleue étincelante.
Pandion pressa le pas. Il était plus que jamais en proie au mal du pays. On lui avait déconseillé de s’aventurer aussi loin, dans cette région de Crète environnée de montagnes, où les descendants des Pélasges étaient inhospitaliers.
Il se dépêchait. En cinq mois, il avait visité différents points de la vaste île qui s’allongeait au milieu de la mer en une longue bande montueuse. Le jeune sculpteur avait vu des choses splendides et bizarres, laissées par le peuple ancien dans les temples abandonnés et les villes presque désertes.
Pandion avait passé de nombreux jours à Cnossos, dans les ruines de l’immense Palais de la Hache, dont les origines remontaient aux temps immémoriaux. En parcourant les innombrables escaliers de l’édifice, le jeune homme avait aperçu de grandes salles aux colonnes rouges, effilées vers le bas, d’admirables corniches décorées de rectangles noirs et blancs ou de volutes noires et bleues qui rappelaient une succession de vagues alertes.
Des fresques magnifiques s’étaient conservées sur les murs. Pandion avait le souffle coupé à la vue de ces images de taurocathapsie, de processions de femmes porteuses d’amphores, de danses de jeunes filles dans des enclos, autour desquels se massaient les hommes, d’animaux inconnus, aux membres souples, parmi des montagnes et des plantes étranges. Les silhouettes humaines lui semblaient factices, avec leurs tailles pincées, leurs hanches larges et leurs gestes maniérés. Les plantes s’étiraient en hauteur sur des tiges grêles, presque sans feuilles. Pandion se rendait compte que les artistes d’autrefois altéraient intentionnellement les proportions naturelles, pour exprimer une idée ; mais elle était incompréhensible à ce jeune homme qui avait grandi en liberté, au sein d’une nature superbe et austère.
À Cnossos, Tylissos, Elyrus et dans les ruines mystérieuses d’un port antique [24] La « cité d’ardoise » dont on ignore le vrai nom.
dont toutes les maisons étaient bâties en dalles de schiste gris, il avait vu quantité de statuettes féminines en ivoire et en faïence, des plats et des coupes en asem finement gravés, des vases de faïence ornés d’arabesques bariolées ou d’animaux marins.
Mais cet art étonnant restait indéchiffrable comme les inscriptions mystérieuses qu’il rencontrait dans les ruines. La maîtrise dénotée par les moindres détails de chaque œuvre ne le satisfaisait pas : il visait plus haut, il aspirait à incarner la beauté vivante du corps humain, objet de son culte.
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