Et à sa surprise, il vit la reproduction fidèle d’hommes et d’animaux dans les œuvres d’art importées du lointain Aiguptos.
Les habitants de Cnossos, de Tylissos et d’Elyrus, qui les lui avaient montrées, disaient que beaucoup de choses analogues s’étaient conservées aux environs de Phæstos, où demeuraient les descendants de Pélasges. Et en dépit des mises en garde, Pandion se décida à pénétrer dans le cirque de montagnes de la côte méridionale.
D’ici quelques jours, il s’en retournerait auprès de Thessa, après avoir vu tout ce qu’il était possible de voir. Il ne doutait plus de ses forces. Si grand que fût son désir d’apprendre à l’école des artistes d’Aiguptos, son amour de la patrie et de Thessa était le plus fort, le serment prêté à la jeune fille le subjuguait.
Quelle allégresse de revenir au pays avec les derniers vaisseaux d’automne, de plonger son regard dans les yeux bleus de sa bien-aimée, d’observer la joie contenue d’Agénor, son maître, qui lui tenait lieu de père et d’aïeul ?
Pandion contempla, les yeux clignés, l’étendue infinie de la mer. Non, c’était là le chemin des pays étrangers, de l’Aiguptos, tandis que sa mer à lui se trouvait là-bas, derrière la haute chaîne de montagnes. Il continuait à s’en éloigner, pour visiter à Phæstos les temples dont on lui avait tant parlé sur le littoral. Pandion soupira et pressa l’allure. Un contrefort de la chaîne descendait en une large pente semée d’excroissances rocheuses, entre lesquelles des buissons faisaient des taches sombres. Au bas de la pente, parmi les arbres, apparaissaient indistinctement les vestiges d’un grand édifice, des murs à demi écroulés, des restes de voûtes et une entrée intacte, flanquée de colonnes noires et blanches.
Les ruines se dressaient, muettes, ouvrant devant Pandion les courbes de leurs murs, comme des bras monstrueux, prêts à saisir leur proie. De grandes fissures, traces d’un récent tremblement de terre, sillonnaient les murailles.
Impressionné par le silence de ces lieux, le jeune sculpteur entra doucement, scrutant les coins obscurs entre les colonnes restées debout.
Quand il eut tourné un angle saillant, Pandion se trouva dans une salle carrée, sans toiture, et dont les parois étaient peintes de fresques éclatantes, d’un style déjà familier. En examinant l’alternance des silhouettes masculines brunes et noires, armées de boucliers, de glaives et d’arcs, parmi des animaux et des navires étranges, Pandion se rappela les récits de son aïeul et devina que cela représentait une expédition militaire au pays des Noirs, situé, selon la légende, aux confins de l’Œcumène.
Stupéfait par ce rappel des grands voyages des anciens Crétois, Pandion contempla longuement les peintures ; puis il se tourna à gauche et aperçut au milieu de la salle un cube de marbre décoré de rosaces et de volutes en verre bleu. Au pied de ce bloc, s’entassaient des gerbes de fleurs fraîches.
Il y avait donc quelqu’un par ici, les ruines étaient habitées ? Le souffle en suspens, le jeune homme se précipita vers la sortie, sous un portique envahi d’herbes folles.
Ce portique comprenant deux piliers blancs et deux colonnes rouges, se trouvait au bord d’un talus à peine plus haut que l’épaisse frondaison des arbres. Un sentier poudreux y serpentait. Pandion descendit dans la vallée et déboucha sur une belle route pavée. Il s’en alla vers l’Est, tâchant de fouler sans bruit les pierres chaudes. À sa droite, les larges feuilles des platanes, qui frémissaient imperceptiblement dans l’air torride, projetaient un ruban d’ombre. Le voyageur s’y réfugia en soupirant d’aise. Il avait très soif, mais son pays aride l’avait accoutumé à l’abstinence. Au bout de deux stades à peu près, il aperçut non loin d’une butte où le chemin obliquait vers le Nord, un bâtiment long et bas. C’étaient plusieurs locaux d’égale dimension pareils à une rangée de casiers, ouverts sur la route et absolument vides. Pandion reconnut une vieille maison de repos à l’usage des voyageurs : il en avait souvent vu sur les chemins du littoral nord et se hâta de pénétrer dans la partie centrale enluminée et soutenue par une seule colonne. Un faible gargouillement attira le jeune homme exténué par la marche et la chaleur. Il entra dans le compartiment des bains, où une source jaillie d’un réservoir dallé s’écoulait par un grand tuyau dans un vaste entonnoir, ménagé dans l’épaisseur du mur, et alimentait trois bassins.
Pandion quitta ses habits et ses sandales, se lava dans l’eau fraîche et limpide, but à volonté et s’étendit sur un large banc de pierre. Bercé par le murmure de l’eau et du feuillage, il ferma ses yeux endoloris par le soleil et le vent des altitudes …
Son sommeil fut court : l’ombre de la colonne, qui traversait le dallage ensoleillé, s’était à peine déplacée. Le sculpteur réconforté se releva d’un bond et mit en un tour de main ses vêtements rudimentaires. Après avoir mangé du fromage sec et encore bu, il allait partir, lorsqu’une rumeur lointaine l’immobilisa. Il sortit sur la route et regarda alentour. Mais oui, un peu à l’écart, derrière les fourrés épais, on entendait des rires, des bribes de paroles incompréhensibles et parfois les sons saccadés d’un instrument à cordes.
Pandion, partagé entre la joie et la crainte, tendait ses muscles et palpait machinalement la poignée de son glaive, héritage paternel. Ayant adressé tout bas une courte prière à Hypérion, son ancêtre et protecteur, il marcha droit à travers les fourrés, en direction du bruit. L’air étouffant du hallier, saturé de parfums capiteux, oppressait davantage encore son souffle retenu.
Il contourna prudemment de grands buissons épineux, se faufila entre des troncs d’arbousiers à l’écorce fine et claire, et s’arrêta en face d’un bouquet de myrtes qui lui barrait le chemin.
Des grappes de fleurs neigeuses pendaient parmi l’épaisse frondaison. Le jeune homme évoqua un instant l’image de Thessa, le myrte étant, dans son pays, l’incarnation de la jeunesse virginale. La rumeur était devenue toute proche, mais les gens parlaient à mi-voix, ce qui révéla au jeune homme qu’il avait mal calculé la distance. Le moment décisif était arrivé. Pandion plié en deux, se glissa sous les branches basses et les écarta avec précaution : un spectacle inusité s’offrit à ses yeux.
Au centre d’une pelouse fraîche, reposait un énorme taureau blanc, aux longues cornes. Des mouchetures noires étaient disséminées sur sa robe lustrée de bête bien nourrie.
Au second plan, dans l’ombre, se tenait un groupe de jeunes gens et de personnes plus âgées. Un homme svelte, à barbe frisée, couronné d’un cercle d’or et vêtu d’une courte tunique serrée à la taille par une ceinture de bronze, s’avança et fit un signe de la main. Aussitôt, une jeune fille drapée dans un lourd manteau se détacha du groupe. Elle leva les bras dans un geste large, qui fit tomber le vêtement. La jeune fille n’avait plus qu’un pagne retenu par une large ceinture blanche, bordée d’un cordon noir duveté. Ses cheveux, d’un noir tirant sur le bleu, étaient dénoués ; de minces bracelets luisaient sur ses deux bras.
Elle marcha vers le taureau d’un pas dansant et s’arrêta soudain avec un cri guttural. Les yeux somnolents du taureau s’allumèrent, il replia ses pattes de devant et souleva sa tête massive. La jeune fille se jeta contre l’énorme bête. Ils restèrent un moment figés. Un frisson parcourut le dos du sculpteur.
Le taureau redressa les pattes de devant, tandis que celles de derrière restaient sur le sol, et leva haut la tête. On aurait dit une pyramide de muscles formidables. Le corps brun de la jeune fille, blotti contre le dos en pente raide de l’animal, ressortait sur la blancheur du pelage. Elle avait un bras autour des cornes de la bête et enlacé de l’autre son cou énorme. L’une des jambes nerveuses de la jeune fille longeait le dos du taureau, son torse s’arquait en avant. Le contraste entre la souplesse du corps humain et les formes animales, splendides dans leur puissance et leur lourdeur, sidéra Pandion.
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