Lorsqu’Argaven fut pleinement informé de la situation, il me convoqua à Erhenrang, où ma présence était requise de toute urgence. Mes frais de voyage étaient généreusement calculés, et la ville de Sassinoth, non moins généreusement, me fit accompagner par son jeune médecin – j’étais encore loin d’être en forme. Nous fîmes le trajet en traîneau à moteur. Je n’en ai gardé que des souvenirs fragmentaires ; c’était sans précipitation et sans heurts, avec de longues haltes lorsqu’il fallait attendre que les tasse-neige aient fait leur travail, et de longues nuits passées dans des auberges. Nous ne fûmes certainement pas plus de deux ou trois jours en route, mais cela me fit l’effet d’être interminable.
Un moment du voyage qui surgit des brumes de l’oubli, c’est celui de notre entrée à Erhenrang par la Porte Nord, d’où nous nous enfonçâmes dans les hautes rues étroites de la ville enneigée et ténébreuse.
Je sentis alors mon cœur se durcir et mon esprit se clarifier. Après avoir été comme désagrégé, disloqué, je sentais revenir mes forces malgré la fatigue de mon paisible voyage. Cette force renaissante était en partie, très certainement, celle que crée l’habitude ; je retrouvais enfin un endroit que je connaissais bien, une ville où j’avais vécu et travaillé pendant plus d’un an. J’en connaissais les rues, les tours, le Palais, avec ses cours, ses allées, et ses façades sombres. Il ne me restait qu’à me mettre ou me remettre au travail. C’est là que pour la première fois je pris clairement conscience de ceci : mon ami étant mort, je me devais de réaliser l’œuvre pour laquelle il était mort. Je devais poser la clef de voûte au sommet de l’arche.
Aux portes du Palais je reçus l’ordre de me diriger sur un des hôtels situés dans son enceinte, la Maison de la Tour Ronde. C’était un honneur que d’y être reçu, le signe d’un haut degré de shiftgrethor ; non pas tant une marque de la faveur royale, mais plutôt un hommage rendu à un personnage déjà haut placé. C’est là que résident les ambassadeurs des puissances amies. C’était bon signe. Il nous fallut passer par la Maison d’Angle Rouge, et, par le portail étroit surmonté d’une arche, je vis un serémier, maintenant dénudé, se pencher sur la surface grise de l’étang gelé, et la maison restée vide.
À la porte de la Tour Ronde je fus accueilli par un personnage en hieb blanc et chemise écarlate, avec une chaîne d’argent sur les épaules – Faxe, le Devin de la Citadelle d’Otherhord. À la vue de ce beau visage respirant la bonté, le premier visage ami que j’eusse vu depuis des jours, je sentis un grand soulagement envahir mon esprit tendu par la résolution. Lorsque Faxe me prit les mains en ce geste de bienvenue dont les Karhaïdiens se gardent d’abuser et qui faisait de moi son ami, je pus mettre dans mon salut une partie de la chaleur qui émanait du sien.
Il avait été élu membre de la Kyorremy par sa circonscription de Rer Sud au début de l’automne. Il n’est pas rare que des résidents des Citadelles du Handdara soient ainsi nommés conseillers ; mais il est rare qu’un Tisseur accepte cette fonction, et je crois que Faxe l’aurait refusée s’il n’avait pas été inquiet de la politique de Tibe et du danger qu’elle faisait courir au pays. Il avait donc échangé sa chaîne d’or de Tisseur contre la chaîne d’argent des conseillers. Et il n’avait pas été long à faire prévaloir son influence puisqu’il était depuis Thern membre de la Hes-kyorremy ou Conseil intérieur, qui sert de contrepoids au pouvoir du Premier ministre, le roi lui-même l’ayant élevé à cette dignité. Peut-être allait-il bientôt occuper la haute position dont Estraven avait été déchu il y avait de cela moins d’un an. En Karhaïde, les carrières politiques sont terriblement abruptes.
Dans la Tour Ronde, petit édifice aussi froid que prétentieux, j’eus une longue conversation avec Faxe préalablement à toute comparution ou déclaration officielle. Il me demanda en posant sur moi son regard clair :
— Ainsi donc nous allons bientôt voir arriver sur terre un vaisseau – un vaisseau plus important que celui dans lequel vous avez atterri sur l’île de Horden il y a trois ans. C’est bien cela ?
— Oui. Plus exactement, j’ai lancé un message qui devrait normalement provoquer la venue du vaisseau.
— Quand doit-il arriver ?
Lorsque je m’aperçus que je ne savais même pas quel jour du mois nous étions, je pris conscience de la gravité de ma récente maladie. Il me fallut compter les jours en remontant jusqu’à la veille de la mort d’Estraven. Lorsque je vis que le vaisseau, s’il s’était alors trouvé à une distance minimale, serait déjà en orbite autour de Géthen en attendant un mot de moi, le choc fut encore plus fort.
— Il faut que je communique avec le vaisseau. Ils attendent des instructions. En quel endroit le roi veut-il les faire descendre ? Il faut une aire inhabitée assez vaste. Où est le plus proche émetteur ?…
Tout fut organisé avec promptitude et facilité. Alors que je m’étais heurté précédemment, dans mes rapports avec l’administration karhaïdienne, à des difficultés et des méandres sans fin, ces obstacles avaient fondu comme la glace d’une banquise dans une rivière en crue. La roue tournait.
Le lendemain je devais être reçu en audience par le roi.
Il avait fallu six mois à Estraven pour me faire obtenir une première audience, et le reste de sa vie pour la seconde.
J’étais, cette fois, trop fatigué pour être inquiet, et ce qui m’occupait l’esprit était assez important pour en exclure tout sentiment de gêne et de malaise. Je fis toute la longueur de la halle rouge sous ses bannières poussiéreuses, et m’immobilisai devant l’estrade aux trois grands feux de cheminée, éclatants et pétillants. Le roi était assis sur un tabouret sculpté auprès du foyer central, le menton sur les genoux.
— Asseyez-vous, monsieur Aï.
Je m’assis à l’autre bout de la cheminée. À la lumière des flammes le visage d’Argaven paraissait fatigué, vieilli. Il avait l’air d’une femme qui a perdu son bébé, d’un homme qui a perdu son fils.
— Ainsi donc, monsieur, votre vaisseau va bientôt atterrir.
— Il va se poser dans les marais d’Ahten suivant vos instructions, Sire. Son atterrissage est prévu pour ce soir, au début de la Troisième heure.
— Et s’ils manquent le but ? Ils ne risquent pas de tout incendier ?
— Ils seront radioguidés jusqu’au bout. Tout est au point, ils ne peuvent manquer le but.
— Et combien sont-ils, ces phénomènes ? Onze, n’est-ce pas ?
— Oui. Trop peu, Sire, pour inspirer la crainte.
La main d’Argaven se crispa, ébauchant un geste.
— Je n’ai plus peur de vous, monsieur Aï.
— J’en suis heureux.
— Vous m’avez bien servi.
— Je ne suis pas ici pour vous servir.
— Je sais, dit-il avec indifférence. Il fixait le feu en se mordillant l’intérieur de la lèvre.
— Mon émetteur ansible est aux mains du Sarf à Mishnory, du moins je le présume. Peu importe, nous disposerons de celui qui est à bord du vaisseau. Si cela vous est agréable, je porterai désormais le titre d’Envoyé Plénipotentiaire de l’Ékumen et j’aurai pleins pouvoirs pour négocier et signer un traité d’alliance avec la Karhaïde. Vous pourrez en recevoir confirmation par ansible en communiquant avec Hain et les différentes Stabilités.
— Très bien.
Je n’en dis pas davantage parce qu’il ne m’écoutait que d’une oreille distraite. De la pointe du pied, il poussa une bûche dans le feu, faisant jaillir quelques étincelles pétillantes.
— Pourquoi, diable, m’a-t-il trompé ? demanda-t-il de sa voix stridente, me regardant dans les yeux pour la première fois.
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