Nous quittâmes Kourkourast entassés dans la cabine d’un tasse-neige, un de ces gros véhicules motorisés qui, de ses rouleaux compresseurs, tasse la neige des routes karhaïdiennes. C’est surtout par ce moyen qu’elles restent ouvertes à la circulation en hiver ; si l’on voulait les déblayer avec des chasse-neige il y faudrait la moitié des ressources et de la main-d’œuvre disponibles, et de toute façon on ne fait guère usage en cette saison que de véhicules à patins. Le tasse-neige avançait en grinçant, faisant péniblement du trois à l’heure ; la nuit était tombée depuis longtemps lorsque nous arrivâmes au premier village situé au sud de Kourkourast. Là encore nous fûmes reçus à bras ouverts, nourris et logés pour la nuit. Puis vint une étape pédestre. Nous étions alors séparés de la baie de Guthen par les collines littorales qui font à la côte une muraille contre les coups de bélier de l’aquilon ; c’était une région plus peuplée, où nous pouvions aller de Foyer en Foyer sans avoir à camper. Ici et là nous pûmes monter sur un traîneau à moteur, et il nous arriva de faire ainsi cinquante kilomètres. En dépit de chutes de neige fréquentes et abondantes les routes étaient bien damées et bien marquées. Nous avions toujours à manger dans nos sacs grâce à la générosité de nos hôtes ; et toujours un toit et un bon feu au terme de l’étape.
Pourtant ces huit ou neuf jours de marche et de ski facile dans une contrée hospitalière furent la partie la plus dure et la plus ennuyeuse du voyage, pire que l’assaut du Gobrin, pire que les derniers jours où nous mourions de faim. La saga était terminée, elle appartenait au Glacier. Nous étions épuisés, nous allions dans la mauvaise direction. Il n’y avait plus de joie en nous.
— Il faut parfois lutter contre le destin, dit Estraven.
Il n’avait rien perdu de sa solidité, mais dans sa démarche, sa voix, son maintien, la vigueur avait été remplacée par la patience, la foi par une résolution opiniâtre. Il était très silencieux, se refusant le plus souvent à communiquer avec moi par télépathie.
Nous arrivâmes à Sassinoth. Une ville de plusieurs milliers d’habitants perchée sur une colline dominant la vallée de l’Ey, rivière prise par les glaces – toits blancs, murs gris, hauteurs où forêts et affleurements rocheux faisaient des taches noires, champs blancs, rivière blanche et, sur l’autre rive, toute blanche, la vallée du Sinoth, objet du conflit que l’on sait.
Nous arrivâmes là les mains vides, ou à peu près. Nous avions donné presque tout ce qui nous restait de notre matériel de camping à des hôtes obligeants, et nous n’avions plus que notre poêle, nos skis et les vêtements que nous portions. Ainsi allégés, nous nous dirigeâmes, après avoir demandé notre chemin plusieurs fois, non pas vers la ville, mais vers une ferme isolée. C’était une maison pauvre qui ne faisait pas partie du Domaine, une ferme isolée sous la juridiction de l’administration de la vallée du Sinoth, où Estraven avait travaillé comme secrétaire dans sa jeunesse. Il s’était alors lié d’amitié avec un homme de cette région, et lui avait même acheté cette ferme, il y avait de cela un ou deux ans ; c’était l’époque où il aidait des Karhaïdiens à se fixer à l’est de l’Ey, cela dans l’espoir de désamorcer le conflit territorial de la vallée du Sinoth. C’est le fermier lui-même qui nous ouvrit sa porte, un nommé Tessika, homme trapu et doucereux ayant à peu près l’âge d’Estraven.
Mon ami avait traversé cette région le capuchon sur le nez pour se cacher le visage. Il craignait d’être reconnu. Et pourtant il eût fallu un œil bien perspicace pour identifier Harth rem ir Estraven en ce chemineau brûlé par les intempéries. Tessika ne cessait de le regarder en-dessous, ne pouvant croire que ce fût Estraven.
Tessika nous reçut chez lui. Étant donné la médiocrité de sa condition, son hospitalité était d’un niveau très honorable. Mais il était mal à l’aise avec nous, et il se serait bien passé de notre présence. Comment s’en étonner si l’on songe qu’il risquait de se voir confisquer tous ses biens pour nous avoir hébergés ? Mais puisqu’il devait à Estraven tout ce qu’il avait et qu’il aurait été aussi dépourvu que nous l’étions si Estraven ne l’avait pas mis à l’abri du besoin, mon ami n’était-il pas fondé à lui demander de prendre certains risques en sa faveur ? Encore Estraven sollicitait-il ce service à titre amical et non comme le remboursement d’une dette, faisant appel à l’affection de Tessika plutôt qu’aux obligations qu’il lui avait. De fait notre hôte se dégela rapidement une fois revenu de ses craintes, devint on ne peut plus communicatif, et avec toute son exubérance karhaïdienne, se mit à évoquer le bon vieux temps et à parler avec Estraven, au coin du feu, de leurs vieilles connaissances. La conversation se prolongea une moitié de la nuit. Lorsque mon compagnon lui demanda s’il voyait pour lui une cachette quelconque, une ferme abandonnée ou isolée où un proscrit pourrait se terrer un mois ou deux avec l’espoir d’une prochaine annulation de sa condamnation, Tessika dit aussitôt :
— Reste avec moi.
À ces mots le visage d’Estraven s’éclaira, mais il manifesta des scrupules. Tessika reconnut qu’il était risqué de se cacher si près de Sassinoth et promit de lui trouver un refuge plus sûr. Ce ne serait pas difficile, dit-il, Estraven n’aurait qu’à prendre un faux nom et s’engager comme cuisinier ou valet de ferme quelque part ; ce ne serait peut-être pas très agréable, mais certainement mieux que de retourner en Orgoreyn. De quoi vivrait-il là-bas ?
— La Commensalité, dit mon ami en ébauchant son sourire de loutre, pourvoirait à mes besoins. C’est un pays où personne ne chôme, tu sais. Pas de problèmes. Mais je préférerais rester en Karhaïde… si vraiment tu crois que ça puisse s’arranger.
Le poêle Chabe était la seule chose de valeur qui nous restât. Il nous avait servi jusqu’au bout. Le lendemain de notre arrivée à la ferme de Tessika, je partis à skis pour la ville, le poêle sur le dos. Estraven, qui, naturellement, ne pouvait m’accompagner, m’avait expliqué comment procéder, et tout se passa le mieux du monde. Je vendis le poêle à la Maison de commerce municipale, puis, avec le produit de la vente, une somme substantielle, me rendis au petit institut des Métiers, qui, dominant la ville, abritait le poste émetteur radio. Là je payai le prix de dix minutes « d’émission privée pour réception privée » . Tous les postes émetteurs réservent chaque jour un certain temps d’antenne à ce genre d’émissions sur ondes courtes, qui servent surtout aux négociants désireux de communiquer avec leurs agents ou clients d’outre-mer – de l’Archipel, du Sith ou du Perunter. Le prix en est assez élevé, mais pourtant raisonnable, inférieur en tout cas à celui d’un poêle Chabe d’occasion. Mes dix minutes d’émission étaient prévues pour le début de la Troisième heure, c’est-à-dire vers la fin de l’après-midi. Il aurait fallu toute la journée pour aller à skis chez Tessika et en revenir, aussi pris-je le parti de passer ce temps à Sassinoth ; dans une de ses cantines je fis à peu de frais un bon et copieux déjeuner. Sans aucun doute la cuisine karhaïdienne est supérieure à celle d’Orgoreyn. Estraven m’en avait fait la remarque un jour lorsque je lui avais demandé s’il haïssait l’Orgoreyn. Et j’entendais encore la voix, toute de douceur, avec laquelle il avait dit la veille au soir ; « Je préférerais rester en Karhaïde. » Qu’est-ce que le patriotisme, me demandais-je une fois de plus, en quoi consiste réellement l’amour de la patrie, d’où jaillit cette loyauté nostalgique qui avait vibré dans la voix de mon ami, et comment pareil amour dégénère-t-il si souvent en fanatisme borné ? Comment en un plomb vil… ?{Citation de Racine : Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?} Où situer le point où tout se gâte ?
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