— Qu’est-ce que c’était… un être humain, un animal ? balbutia Rigo.
L’espace d’un long moment, ils n’osèrent bouger, aux aguets, le cœur leur cognant contre les côtes à coups précipités. Ils attendirent en vain, la Prairie resta muette.
Au cours des semaines suivantes, le cri terrible devait se faire entendre à plusieurs reprises. Les Terriens interrogèrent leurs hôtes. Il leur fut répondu que l’on n’avait pas la moindre idée de ce dont ils parlaient.
El Dia Octavo émergea de son cauchemar comme d’un vertige nauséeux. Il battit l’air de ses pattes, faiblement, ainsi que l’aurait fait un insecte. Une voix venue de très loin se fraya un chemin jusqu’à lui.
— Qu’attendez-vous pour actionner le treuil ? Faites vite, voyons, descendez-le !
Ses sabots touchèrent le sol. L’étalon demeura tremblant, effaré, la tête basse, les naseaux palpitants. Une main lui flatta l’encolure, sans hâte, avec une certitude aisée. Belle et bonne main, qui pourtant ne valait pas la sienne. Cette main jeune et masculine, El Dia Octavo la reconnaissait comme étant celle qui ressemblait le plus à l’ autre.
— Doucement, dit Tony, doucement. El Dia, mon vieux, tout va bien. Ne bouge pas, je reviens dans un instant.
La main l’abandonna. À nouveau, les trombes du rêve s’abattirent. Il retrouva la même terreur lancinante, le sentiment qu’une menace énorme, insaisissable, était à ses trousses, quelque chose qui ne devait en aucun cas le rattraper, quelque chose qui était la mort même. Il frémit, pris d’une répulsion insurmontable. La main lénifiante se reposa sur-le-champ.
— Frère, du calme. Bienvenue sur la Prairie.
Encore tout ensommeillé, il gravit une rampe, se retrouva dans un lieu noir et clos qui se mit en mouvement. Il dormit cinq minutes, ou cinq siècles. Quand il s’éveilla à demi, la sensation de mobilité avait disparu. On le fit descendre le long d’un plan incliné sur lequel ses sabots dérapaient.
Ce fut elle qui l’accueillit en bas.
Millefiori fit entendre un petit hennissement d’humeur.
— Elle ! Toujours elle.
Il exprima son approbation, son soulagement aussi, par une sorte de gémissement délicat, venu du fond de sa gorge. D’un pas mal assuré, il tenta de la suivre. Les bruits qui lui parvenaient étaient sans équivoque, tandis qu’une foule d’odeurs inconnues l’assaillaient. Même la litière sur laquelle il était demeuré allongé fleurait le nouveau et l’insolite.
Il se produisit derrière eux un grand remue-ménage. Pris de panique, l’autre étalon bramait et ruait des quatre fers.
Trop heureux de l’occasion qui lui était fournie de mortifier l’orgueilleux, El Dia Octavo se moqua haut et fort, imité par les juments. Accablé sous les lazzis, le pauvre Don Quijote maîtrisa tant bien que mal son affolement.
Elle s’approcha d’eux, distribuant caresses et chuchotements, et tous furent enveloppés dans le calme de ses mouvements, la beauté apaisante de sa voix. Elle leur présenta de l’eau.
El Dia Octavo s’abreuva longuement, puis les forces lui manquèrent. À nouveau il se coucha et s’endormit, emportant dans la tiède dérive de sa conscience des effluves de fourrage mystérieux.
Marjorie se pencha et lui toucha les naseaux.
— Que se passe-t-il ? Je ne l’ai jamais vu ainsi.
— La peur, dit Tony. Elle ne les a pas quittés depuis leur réveil. Ils sont si faibles, ils la subissent sans pouvoir s’en libérer.
Sa mère le dévisagea, songeuse.
— Ma première nuit sur la Prairie fut atroce, hachée de mille petits sursauts, traversée de cauchemars. Je me revois assise sur le lit, angoissée, la poitrine prise dans un étau.
— C’est curieux, il m’est arrivé la même chose. Pas plus que toi, je n’oublierai les sueurs froides de cette première nuit sur la Prairie.
— Pourrait-il s’agir, tout simplement, des séquelles d’un long séjour en hibernation ?
— J’ai profité de ma visite au spatioport pour poser quelques discrètes questions à ce sujet. Aucune des personnes que j’ai pu interroger n’a le souvenir d’avoir éprouvé des troubles semblables. Maux de tête, nausées, mais de cauchemars, point.
— Curieux, en effet, répéta Marjorie. Enfin, félicitons-nous de ce que les stalles aient pu être terminées à temps.
— Les charpentiers ont bien travaillé. D’où venaient-ils ? Du village ?
— Ils ont l’habitude de louer leurs services au domaine. On peut même parler d’une sorte de convention : nous leur fournissons de l’ouvrage, nous nous approvisionnons chez eux, en échange de quoi, ils sont disponibles, au pied levé. Depuis toujours, ils ont la charge d’entretenir la propriété et le jardin. J’espère pouvoir trouver parmi eux quelques sympathiques garçons pouvant faire office de palefreniers.
Quittant les écuries, ils regagnèrent la maison, non sans jeter maints coups d’œil en arrière, comme pour s’assurer que tout allait aussi bien que possible et que les chevaux n’avaient plus besoin d’eux dans l’immédiat. Marjorie se promit de leur rendre de fréquentes visites au cours des jours suivants et de leur prodiguer tous les soins et l’affection qu’ils réclameraient pour retrouver leurs forces et se remettre de leurs émotions.
Cependant, d’autres tâches et d’autres soucis requérirent son temps et son attention. La délégation des artisans de la Zone Franche arriva en force, conduite par un petit homme à forte carrure, avec la physionomie avenante des honnêtes gens bien prospères et bien nourris sous son front dégarni. Il s’appelait Roald Few. Marjorie conduisit tout le monde à l’étage. Elle guida le maître artisan à travers la succession de pièces vides ; autour d’eux, les ouvriers s’affairaient à prendre des mesures qu’ils reportaient ensuite sur leurs calepins.
— Vous ne voyez pas d’inconvénient, j’imagine, à ce que votre futur mobilier soit exécuté dans le style local. En d’autres termes, Lady Westriding, vous ne voudriez pas qu’un étalage d’originalité fît se froncer les sourcils des aristocrates ?
Roald Few s’exprimait dans la langue du négoce. Il la dévisageait d’un œil si aigu, si clairvoyant que Marjorie ne put s’empêcher de sourire.
— Vous avez parfaitement saisi la situation, Monsieur Few. J’avais cru comprendre, pourtant, que nous étions la première ambassade proprement dite à s’installer sur la Prairie.
— Vous êtes la seule et unique pour l’instant. Notre planète a reçu dans le passé d’autres représentations diplomatiques. Aucune n’a supporté la rigueur de nos hivers. La solitude, le sentiment d’abandon qui l’accompagne, c’en était trop pour eux. Ils ont plié bagage. Un agent de Semling a séjourné ici même, à Opal Hill. Au lendemain de l’ouverture des relations diplomatiques, Semling a fait construire cette propriété, dans la perspective d’y loger une légation permanente. Les aristocrates avaient eux-mêmes proposé le site de Opal Hill.
— Pourquoi l’étage n’a-t-il jamais été meublé ?
— La maison fut achevée au début de l’automne. L’agent a donc pris ses quartiers d’hiver au rez-de-chaussée. Il n’a même pas attendu l’arrivée du printemps pour déclarer forfait. Nos étés sont magnifiques, mais le pauvre ne saura jamais ce qu’il a perdu. Si le style vous est plus ou moins imposé, il vous reste le choix des couleurs. Qu’aviez-vous en tête ?
— Nous sommes bien d’accord ? dit Marjorie. Tout en tenant compte des prédilections de chacun, vous ferez en sorte que rien, dans le résultat final, ne puisse heurter le bon goût de nos hôtes. Si vous arrivez à concilier ces différents éléments, il vous sera octroyé une prime. Mon mari aime les tons chauds, le rouge, l’ocre ; ma préférence va aux nuances plus sourdes et plus sombres, dans les bleus et les gris. J’aime la couleur métallique que prend l’océan, les jours d’orage. Où ai-je la tête ! Vous n’avez jamais contemplé l’océan, mais je m’en remets à votre imagination.
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