— Partir pour Urras ? dit Shevek, surpris.
Ils discutaient, car ils aimaient les discussions, la course rapide des esprits libres sur les chemins du possible, ils aimaient poser des questions sur ce qui n’était pas questionné. Ils étaient intelligents, leurs esprits étaient déjà disciplinés à la clarté scientifique, et ils avaient seize ans. Mais à ce moment, le plaisir de la discussion cessa pour Shevek, comme il avait déjà cessé plus tôt pour Kvetur. Il était troublé.
— Qui voudrait jamais aller sur Urras ? demanda-t-il. Pour quelle raison ?
— Pour découvrir à quoi ressemble un autre monde. Pour voir ce qu’est un « cheval » !
— C’est puéril, dit Kvetur. Il y a de la vie dans d’autres systèmes solaires – il fit un geste de la main vers le ciel délavé par la lune – et alors ? Nous avons la chance d’être nés ici !
— Si nous étions meilleurs que n’importe quelle autre société humaine, dit Tirin, alors nous devrions les aider. Mais cela nous est interdit.
— Interdit ? C’est un mot non organique. Qui interdit ? Tu es en train d’extérioriser la fonction intégrante elle-même, déclara Shevek, penché en avant et parlant avec force. L’ordre n’est pas « les ordres ». Nous ne quittons pas Anarres parce que nous sommes Anarres. Étant Tirin, tu ne peux pas quitter la peau de Tirin. Cela pourrait te plaire d’essayer d’être quelqu’un d’autre pour voir à quoi cela ressemble, seulement tu ne peux pas. Mais tu n’en es pas empêché par la force ? Sommes-nous retenus ici de force ? Quelle force – quelles lois, quels gouvernements, quelle police ? Rien de tel. Simplement notre propre être, notre nature d’Odonien. C’est ta nature d’être Tirin, et la mienne d’être Shevek, et notre nature commune est d’être des Odoniens, responsables chacun envers les autres. Et cette responsabilité est notre liberté. L’éviter, ce serait perdre notre liberté. Aimerais-tu vraiment vivre dans une société où tu n’aurais aucune responsabilité et aucune liberté, aucun choix, seulement la fausse option de l’obéissance à la loi, ou de la désobéissance suivie d’un châtiment ? Voudrais-tu réellement aller vivre dans une prison ?
— Oh, bon sang, non. Est-ce que je peux parler ? L’ennui avec toi, Shev, c’est que tu ne dis rien tant que tu n’as pas mis de côté tout un chargement de grosses briques pour tes arguments, et ensuite tu renverses la benne sans même regarder le corps sanglant et broyé qui se trouve sous le tas…
Shevek s’assit à nouveau, sur la défensive.
Mais Bedap, un gars costaud au visage carré, mâchonna son ongle en disant :
— Ça ne change rien, les remarques de Tir sont toujours valables. Il serait bon de savoir que nous connaissons toute la vérité sur Urras.
— Et qui nous ment, à ton avis ? demanda Shevek.
Placide, Bedap rencontra son regard.
— Qui, frère ? Qui sinon nous-mêmes ?
La planète sœur brillait au-dessus d’eux, sereine et lumineuse, bel exemple de l’improbabilité du réel.
Le reboisement du Littoral Temaenien Occidental était l’une des grandes entreprises de la quinzième décennie du Peuplement d’Anarres, employant près de dix-huit mille personnes pendant une période de deux ans.
Bien que les longues plages du Sud-Est fussent fertiles, supportant de nombreuses communautés de pêche et d’agriculture, l’aire arable ne formait qu’une simple bande le long de la mer. L’intérieur des terres et l’ouest, jusqu’aux vastes plaines du Sud-Ouest, étaient inhabités, à part quelques villes minières isolées. C’était la région appelée la Poussière.
Durant l’ère géologique précédente, la Poussière avait été une immense forêt de holums, le genre végétal omniprésent et dominant sur Anarres. Le climat actuel était trop chaud et trop sec. Des millénaires de sécheresse avaient tué les arbres et réduit le sol à une fine poussière grise qui s’élevait maintenant à chaque souffle du vent, formant des collines d’une ligne aussi pure et nue que n’importe quelle dune de sable. Les Anarrestis espéraient restaurer la fertilité de cette terre sans cesse mouvante en replantant la forêt. C’était, pensa Shevek, en accord avec le principe de la Réversibilité Causale, ignoré par l’école de la Physique Séquentielle actuellement en vogue sur Anarres, mais qui demeurait un élément intime et tacite de la pensée odonienne. Il aurait aimé écrire un article montrant la relation entre les idées d’Odo et celles de la physique temporelle, et particulièrement l’influence de la Réversibilité Causale sur son étude du problème des fins et des moyens. Mais à dix-huit ans, il n’en savait pas assez pour écrire un tel papier, et il n’en saurait jamais assez s’il ne se remettait pas bientôt à la physique et s’il ne sortait pas de cette sacrée Poussière.
Durant la nuit, dans les camps du Projet, tout le monde toussait. La journée, ils toussaient moins ; ils étaient trop occupés pour cela. La poussière était leur ennemie, cette poussière fine et sèche qui obstruait la gorge et les poumons ; leur ennemie et leur travail, leur espoir. Autrefois cette poussière avait été riche et noire sous l’ombre des arbres. Après leur long travail, il devrait en être à nouveau ainsi.
Elle tire la feuille verte de la pierre
Du cœur du rocher l’eau claire et vive…
Gimar fredonnait toujours cet air, et maintenant, dans le soir brûlant, en traversant la plaine pour retourner vers le camp, elle chantait à haute voix.
— Qui fait cela ? Qui est cette « elle » ? demanda Shevek.
Gimar sourit. Son visage large et doux était couvert de poussière, ses cheveux étaient poussiéreux, et elle sentait une forte et agréable odeur de sueur.
— J’ai grandi sur le Plateau Sud, dit-elle. Là où sont les mineurs. C’est une chanson de mineur.
— Quels mineurs ?
— Tu ne sais pas ? Les gens qui se trouvaient déjà ici quand les Colons sont arrivés. Certains sont restés et ont rejoint la solidarité. Des mineurs d’or, d’étain. Ils ont encore des fêtes et des chansons à eux. Le tadde [1] Papa. Un petit enfant peut appeler n’importe quel adulte mamme ou tadde . Le tadde de Gimar pouvait être son père, un oncle, ou un adulte sans lien de parenté mais qui avait pour elle la même affection et la même responsabilité qu’un parent ou un grand-parent. Elle a pu appeler plusieurs personnes tadde ou mamme , mais ce mot est d’un emploi plus spécifique que le mot ammar (frère/sœur), qui peut être utilisé pour désigner n’importe qui.
était mineur, il avait l’habitude de me chanter ça quand j’étais petite.
— Et alors, qui est cette « elle » ?
— Je ne sais pas, c’est simplement ce que dit la chanson. N’est-ce pas ce que nous faisons ici ? Tirer des feuilles vertes des pierres ?
— On dirait de la religion.
— Toi et tes grands mots ! C’est seulement une chanson. Oh, j’aimerais bien que nous puissions regagner l’autre camp pour me baigner. Je pue !
— Je pue.
— Nous puons tous.
— Dans la solidarité…
Mais ce camp-là était à quinze kilomètres des plages de la Temae, et il n’y avait ici que de la poussière pour s’y plonger.
Il y avait un homme au camp, dont le nom, quand on le prononçait, ressemblait à celui de Shevek : Shevet. Quand on appelait l’un, l’autre répondait. Shevek se sentit une sorte d’affinité avec cet homme, une relation plus précise que celle de la fraternité, à cause de cette similarité due au hasard. Plusieurs fois, il vit Shevet le regarder. Mais ils ne se parlaient pas encore.
Les premières décades de Shevek au projet de reboisement s’étaient écoulées dans un mécontentement silencieux partagé avec l’épuisement. Les gens qui avaient choisi de travailler dans des domaines essentiellement fonctionnels comme la physique ne devraient pas être postés dans ces projets et ces levées spéciales. N’était-ce pas immoral de faire un travail qui ne vous plaisait pas ? Le travail avait besoin d’être fait, mais beaucoup de gens ne se souciaient guère des postes qu’on leur attribuait et en changeaient tout le temps ; ils auraient dû se porter volontaires. N’importe quel idiot pouvait faire son travail. En fait, un grand nombre pouvait même le faire mieux que lui. Il avait été fier de sa force, et s’était toujours porté volontaire pour les lourdes tâches du devoir décadaire ; mais ici, c’était jour après jour, huit heures par jour, dans la poussière et la chaleur. Toute la journée, il attendait le soir, le moment où il pourrait être seul et penser, et quand il entrait dans la tente-dortoir, après le souper, sa tête devenait lourde et il dormait comme une pierre jusqu’à l’aube, et aucune pensée ne traversait jamais son esprit.
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