— Eh, ne prenez pas tout l’air de ce pauvre con !
— On va lui en souffler un peu.
— On va lui en péter un peu !
— On lui donne combien de temps ?
— Une heure.
— Trois minutes.
— Cinq ans !
— Nous avons quatre heures avant l’extinction des feux, ça devrait aller.
— Mais je veux y aller à mon tour !
— D’accord, on t’y laissera toute la nuit.
— Eh, je voulais dire demain.
Quatre heures plus tard, ils enlevèrent les étais et libérèrent Kadagv. Il sortit tout aussi maître de la situation que lorsqu’il était entré, et dit qu’il avait faim, et que ce n’était rien ; il avait surtout dormi.
— Tu le referais ? le défia Tirin.
— Bien sûr.
— Non, c’est mon tour…
— Tais-toi, Gib. Tu le referais maintenant, Kad ? Tu y retournerais tout de suite, sans savoir quand nous t’en sortirions ?
— Oui.
— Sans nourriture ?
— Ils nourrissaient les prisonniers, dit Shevek. C’est ce qui est le plus bizarre dans tout ça.
Kadagv haussa les épaules. Son attitude d’endurance orgueilleuse était intolérable.
— Écoutez, dit Shevek aux deux garçons les plus jeunes, allez demander des restes à la cuisine, et prenez aussi une bouteille ou un récipient plein d’eau. – Il se tourna vers Kadagv – Nous allons te donner tout un tas de choses pour que tu puisses rester dans ce trou aussi longtemps que tu voudras.
— Aussi longtemps que vous le voudrez, le corrigea Kadagv.
— D’accord. Entre là-dedans ! – L’assurance de Kadagv fit surgir la veine satirique et théâtrale de Tirin. – Tu es un prisonnier. Tu ne dois pas répondre. C’est compris ? Tourne-toi. Pose tes mains sur ta tête.
— Pour quoi faire ?
— Tu veux laisser tomber ?
Kadagv le regarda d’un air renfrogné.
— Tu ne peux pas demander pourquoi. Parce que si tu le fais nous te battrons, et tu recevras des coups, et personne ne t’aidera. Parce qu’on peut te donner des coups dans les couilles et que tu ne pourrais pas t’y opposer. Parce que tu n’es pas libre. Alors, tu veux qu’on le fasse ?
— Ouais. Frappez-moi.
Tirin, Shevek et le prisonnier se dévisagèrent en formant un petit groupe étrange et figé autour de la lanterne, dans les ténèbres, entre les énormes murs de fondation du bâtiment.
Tirin sourit d’un air arrogant et dédaigneux.
— Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire, profiteur. Tais-toi et entre dans cette cellule !
Et tandis que Kadagv se tournait pour obéir, Tirin lui donna une grande secousse dans le dos et l’autre alla s’étaler par terre. Il poussa un fort grognement de surprise ou de douleur, et s’assit en se tenant un doigt qui avait été égratigné ou foulé contre le mur du fond de la cellule. Shevek et Tirin ne parlèrent pas. Ils restèrent immobiles, le visage inexpressif, dans leurs rôles de gardes. Ils ne jouaient plus le rôle maintenant, le rôle les jouait. Les plus jeunes garçons revinrent avec un peu de pain de holum, un melon et une bouteille d’eau. Ils bavardaient en arrivant, mais le curieux silence de la cellule les saisit aussitôt. La nourriture et l’eau furent poussées à l’intérieur, la porte fut relevée et coincée. Kadagv resta tout seul dans le noir. Les autres se groupèrent autour de la lanterne. Gibesh murmura :
— Et où va-t-il pisser ?
— Dans son lit, répondit Tirin avec une clarté sardonique.
— Et s’il doit chier ? demanda Gibesh, et il éclata soudain d’un rire aigu.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle à chier ?
— Je pensais simplement… s’il ne peut pas voir… dans le noir…
Gibesh ne pouvait pas finir d’expliquer son idée humoristique. Ils se mirent tous à rire sans explications, gloussant jusqu’à en haleter. Tous étaient conscients du fait que le garçon enfermé dans la cellule pouvait les entendre rire.
Les lumières étaient éteintes dans le dortoir des enfants, et beaucoup d’adultes étaient déjà au lit, bien que plusieurs lampes fussent allumées ici et là dans les domiciles. La rue était déserte. Les garçons la descendirent en riant et en s’appelant entre eux, fous de joie à l’idée de partager un secret, de déranger les autres, d’une perversité collective. Ils réveillèrent la moitié des enfants du dortoir en jouant à chat dans les couloirs et entre les lits. Aucun adulte n’intervint ; le tumulte cessa bientôt.
Tirin et Shevek s’assirent ensemble sur le lit de Tirin et discutèrent pendant un long moment. Ils se dirent que Kadagv l’avait mérité, et passerait deux nuits entières en prison.
Leur petit groupe se réunit dans l’après-midi à l’atelier de recyclage des déchets, et le contremaître demanda où était Kadagv. Shevek échangea un regard avec Tirin. Il se croyait malin, ressentait un sentiment de puissance en ne disant rien. Et pourtant, lorsque Tirin répondit tranquillement qu’il avait dû rejoindre un autre groupe pour la journée, Shevek fut choqué par le mensonge. Sa sensation d’un pouvoir secret le mit soudain mal à l’aise : ses jambes le démangèrent, ses oreilles s’échauffèrent. Et quand le contremaître s’adressa à lui, il sursauta d’inquiétude, de peur, ou d’un sentiment analogue, un sentiment qu’il n’avait jamais connu auparavant, quelque chose comme de l’embarras, mais pire que cela : intérieur, et abominable. Il n’arrêta pas de penser à Kadagv, en bouchant des trous de clous dans des planches de holum de triple épaisseur, et en ponçant les planches pour les rendre lisses. Chaque fois qu’il regardait dans son esprit, Kadagv s’y trouvait. C’était dégoûtant.
Gibesh, qui avait été de garde, vint trouver Tirin et Shevek après le dîner, l’air embêté.
— Je crois que j’ai entendu Kad dire quelque chose à l’intérieur. Il avait une drôle de voix.
Il y eut une pause.
— Nous allons le faire sortir, dit Shevek.
Tirin se tourna vers lui.
— Allons, Shev, ne deviens pas sentimental. Ne deviens pas altruiste ! Laisse-le finir son temps et fanfaronner en sortant.
— Ce n’est pas de l’altruisme. Je veux pouvoir me respecter moi-même, dit Shevek, et il se mit en route pour le centre d’éducation. Tirin le connaissait ; il n’essaya pas de perdre encore du temps à discuter avec lui, mais le suivit. Les autres de onze ans firent de même. Ils rampèrent sous le bâtiment, jusqu’à la cellule. Shevek dégagea l’un des étais, Tirin dégagea l’autre. La porte de la prison tomba avec un bruit sourd.
Kadagv était allongé sur le sol, recroquevillé sur le côté. Il s’assit, puis se leva très lentement et sortit. Il resta accroupi plus qu’il n’était nécessaire sous le plafond bas, et cligna des yeux dans la lumière de la lanterne, mais ne parut pas changé. L’odeur qui sortit avec lui était incroyable. Quelle qu’en fût la cause, il avait souffert de la diarrhée. La cellule était toute sale, et il y avait des taches de matière fécale jaune sur sa chemise. Quand il s’en aperçut, à la lumière de la lanterne, il s’efforça de les cacher de la main. Personne ne dit grand-chose.
Quand ils furent sortis de sous le bâtiment et se dirigèrent vers le dortoir, Kadagv demanda :
— Cela fait combien de temps ?
— Environ trente heures, en comptant les quatre premières.
— C’est beaucoup, dit Kadagv sans conviction.
Après l’avoir conduit aux douches pour qu’il se nettoie, Shevek courut jusqu’aux latrines. Il se pencha au-dessus d’une cuvette et vomit. Les spasmes ne le quittèrent pas d’un quart d’heure. Il trembla et se sentit épuisé quand ils furent passés. Il alla ensuite jusqu’à la salle commune du dortoir, lut un peu de physique, et se coucha de bonne heure. Aucun des cinq garçons ne retourna jamais à cette prison sous le centre d’éducation. Aucun d’entre eux ne mentionna jamais cet épisode, sauf Gibesh, qui s’en vanta un jour auprès de quelques garçons et filles plus âgés ; mais ils ne comprirent pas, et il abandonna rapidement le sujet.
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