Le garçon alla se coucher avec de la boue sur les jambes, et rêva qu’il était sur une route qui traversait un pays désolé. Très loin devant, il aperçut une ligne qui coupait la route. Tandis qu’il s’en approchait à travers la plaine, il vit que c’était un mur. Il allait d’un bout à l’autre de l’horizon, partageant cette terre aride. Il était compact, sombre, et très élevé. La route allait jusqu’au mur, puis s’arrêtait.
Il devait continuer, et ne le pouvait pas. Le mur l’en empêchait. Une peur douloureuse et courroucée monta en lui. Il devait continuer, ou il ne pourrait plus jamais rentrer chez lui. Mais le mur était là. Il n’y avait aucun moyen de le franchir.
Il frappa la surface lisse de ses deux mains et hurla contre elle. Sa voix ne produisit qu’un croassement, mais pas de mots. Cela l’effraya et il se tapit sur le sol, mais entendit alors une autre voix qui disait « Regarde ». C’était la voix de son père. Il pensa que sa mère Rulag était là aussi, bien qu’il ne la vît pas (il ne se souvenait pas de son visage). Il lui sembla qu’elle et Palat étaient tous les deux à quatre pattes dans les ténèbres, sous le mur, et qu’ils étaient plus gros que des êtres humains, et d’une forme différente. Ils lui montraient quelque chose qui se trouvait là sur le sol, sur cette terre ingrate, où rien ne pousse. Il y avait une pierre. Elle était sombre comme le mur, mais sur elle, ou en elle, il y avait un nombre ; un cinq, pensa-t-il tout d’abord, puis il le prit pour un un, et comprit alors ce que c’était – le nombre fondamental, qui était à la fois unité et pluralité. « C’est la pierre angulaire », dit une voix agréablement familière, et Shevek fut transporté de joie. Dans l’ombre, il n’y avait pas de mur, et il sut qu’il était revenu chez lui.
Plus tard, il fut incapable de se rappeler les détails de ce rêve, mais il n’oublia pas ce jaillissement de joie. Il n’avait jamais rien connu de tel ; la certitude de sa permanence était si profonde, comme un bref regard vers une lumière qui brille régulièrement, qu’il ne pensa jamais que cette joie pût être irréelle, bien qu’il ne l’ait rencontrée qu’en rêve. Seulement, quelle que fût sa réalité ici, il ne parvenait pas à la retrouver, ni en la cherchant, ni par sa simple volonté. Il pouvait seulement s’en souvenir, tout éveillé. Quand il fit à nouveau ce songe, comme cela lui arriva plusieurs fois, les rêves étaient sombres et flous.
Ils avaient tiré l’idée de « prison » de quelques épisodes de la Vie d’Odo , que lisaient tous ceux qui avaient choisi d’étudier l’histoire. Il y avait de nombreux points obscurs dans le livre, et il n’y avait personne à Grandes Plaines qui connût assez bien l’histoire pour les expliquer ; mais quand ils en arrivèrent aux années qu’Odo passa au Fort de Drio, le concept de « prison » s’était clarifié de lui-même. Et quand un professeur d’histoire itinérant arriva en ville, il développa le sujet, avec la répugnance d’un adulte convenable forcé d’expliquer une obscénité à des enfants. Oui, dit-il, une prison était un endroit où un État mettait les gens qui désobéissaient à ses Lois. Mais pourquoi ne se contentaient-ils pas de quitter cet endroit ? Ils ne pouvaient pas partir, les portes étaient verrouillées. Verrouillées ? Comme les portes d’un camion qui roule, pour qu’on ne tombe pas au-dehors, idiot ! Mais qu’est-ce qu’ils faisaient dans ces pièces tout le temps ? Rien. Il n’y avait rien à faire. Vous avez vu des images montrant Odo dans la cellule de la prison de Drio, n’est-ce pas ? Une patience de défi, la tête grise et penchée, les mains jointes, immobile dans une semi-obscurité. Les prisonniers étaient parfois condamnés à travailler. Condamnés ? Eh bien, cela veut dire qu’un juge, une personne à qui la Loi donne un certain pouvoir, leur a ordonné de faire un quelconque travail physique. Leur a ordonné ? Et s’ils ne voulaient pas le faire ? Eh bien, ils étaient forcés à le faire ; et s’ils ne travaillaient pas, ils étaient frappés. Un frisson passa parmi les enfants qui écoutaient, âgés de onze ou douze ans, dont aucun n’avait jamais été frappé, ni n’avait vu frapper une personne, sauf à l’occasion d’une colère personnelle et passagère.
Tirin posa la question qui était dans tous les esprits :
— Tu veux dire que plusieurs personnes en frappaient une autre ?
— Oui.
— Pourquoi les autres ne les arrêtaient-ils pas ?
— Les gardes avaient des armes, pas les prisonniers, répondit le professeur. Il parlait avec la violence d’un homme obligé de dire une chose détestable, et qui en est embarrassé.
La simple séduction de la perversité fit se réunir Tirin, Shevek et trois autres garçons. Les filles furent éliminées de leur groupe sans qu’ils puissent dire pourquoi. Tirin avait trouvé une prison idéale, sous l’aile ouest du centre d’éducation. C’était un endroit juste assez grand pour qu’une personne puisse y rester assise ou allongée, formé par trois murs de fondation en béton et le dessous d’un plancher comme plafond ; le sol ne faisait qu’un avec les murs, et une lourde dalle de béton qui se trouvait à côté pouvait le fermer complètement. Mais la porte devait être verrouillée. En cherchant, ils trouvèrent que deux étais calés entre un autre mur et la dalle fermeraient la prison d’une manière définitive. Personne ne pourrait ouvrir une telle porte de l’intérieur.
— Et la lumière ?
— Pas de lumière, dit Tirin.
Il parlait avec autorité quand il s’agissait de choses comme celles-ci, car son imagination allait bien avec elles. Tous les faits qu’on lui donnait, il les utilisait, mais ce n’étaient pas les faits qui lui procuraient cette assurance.
— Ils laissaient les prisonniers assis dans le noir, au Fort de Drio. Pendant des années.
— Il faut de l’air pourtant, dit Shevek. Cette porte s’encastre comme un vrai couvercle. Il faut y faire un trou.
— Cela prendrait des heures pour percer le béton. Et de toute façon, qui resterait assez longtemps pour manquer d’air ?
Chœur de volontaires et de prétendants.
Tirin les regarda d’un air moqueur.
— Vous êtes tous fous. Qui voudrait être enfermé dans un endroit pareil ? Pour quoi faire ?
Faire la prison avait été son idée, et cela lui suffisait ; il n’avait jamais réalisé que l’imagination ne suffit pas à certaines personnes, elles devaient entrer dans la cellule, tenter d’ouvrir la porte inébranlable.
— Je veux voir à quoi ça ressemble, dit Kadagv, un garçon de douze ans, fort, sérieux, dominateur.
— Eh bien, sers-toi de ton imagination ! ricana Tirin, mais les autres soutinrent Kadagv, Shevek alla prendre une foreuse dans l’atelier et ils firent un trou de deux centimètres dans la « porte » à hauteur de nez. Cela leur prit presque une heure, comme Tirin l’avait prédit.
— Combien de temps veux-tu rester, Kad ? Une heure ?
— Écoute, dit Kadagv, si je suis le prisonnier, je ne peux pas décider. Je ne suis pas libre. C’est à vous de décider quand je pourrai sortir.
— Tu as raison, acquiesça Shevek, troublé par cette logique.
— Tu ne dois pas y rester trop longtemps, Kad. Je veux y aller aussi ! déclara le plus jeune d’entre eux, Gibesh. Le prisonnier ne daigna pas répondre. Il pénétra dans la cellule. La porte fut relevée et fermée avec un bruit sec, et les étais furent mis en place et coincés à grands coups de maillet par les quatre geôliers enthousiastes. Ils se regroupèrent tous autour du trou pour voir le prisonnier, mais comme il n’y avait pas de lumière à l’intérieur de la prison, à part celle du trou pour laisser passer l’air, ils ne virent rien du tout.
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