— Les femmes, déclara Vokep, au dépôt de camions de Tin Ore, dans le Sud-Ouest. Les femmes pensent qu’elles te possèdent. Aucune femme ne peut être réellement une Odonienne.
— Odo elle-même… ?
— C’est de la théorie. Et elle n’a eu aucune vie sexuelle après qu’Asieo eut été tué, pas vrai ? Et de toute façon, il y a toujours des exceptions. Mais la plupart des femmes, leur seule relation avec un homme, c’est avoir. Soit posséder, soit être possédée.
— Tu penses qu’elles sont différentes des hommes sur ce point ?
— Je le sais. Ce qu’un homme veut, c’est la liberté. Ce que veut une femme, c’est la propriété. Elle ne te laissera partir que si elle peut t’échanger contre quelque chose d’autre. Toutes les femmes sont des propriétaires.
— C’est une drôle de chose à dire sur la moitié de la race humaine, dit Shevek, se demandant si l’homme avait raison. Beshun avait pleuré à s’en rendre malade quand on lui avait redonné un poste dans le Nord-Est, elle s’était mise en colère et avait tenté de lui faire dire qu’il ne pouvait pas vivre sans elle, et avait répété qu’elle ne pourrait pas vivre sans lui et qu’ils devaient être partenaires. Partenaires, comme si elle avait pu rester avec le même homme pendant six mois !
La langue que parlait Shevek, la seule qu’il connaissait, manquait d’expressions possessives pour qualifier l’acte sexuel. En Pravique, cela n’avait aucun sens pour un homme de dire qu’il avait « eu » une femme. Le mot dont la signification se rapprochait le plus de « baiser », et avait un emploi secondaire comme juron, était spécifique : il voulait dire violer. Le verbe usuel, ne prenant qu’un sujet pluriel, ne peut être traduit que par un mot neutre comme copuler. Il signifiait quelque chose que faisaient deux personnes, pas ce que faisait ou avait fait une seule personne. Cette structure des mots ne pouvait pas plus qu’une autre contenir la totalité des expériences, et Shevek était conscient du champ qui restait en dehors, mais sans être très certain de ses dimensions. Assurément, il avait senti qu’il possédait Beshun, durant certaines de ces nuits étoilées dans la Poussière. Et elle avait pensé qu’il lui appartenait. Mais ils s’étaient trompés tous les deux ; et Beshun, malgré sa sentimentalité, le savait ; elle lui avait finalement donné un baiser d’adieu en souriant, et l’avait laissé partir. Elle ne l’avait pas possédé. C’était le propre corps de Shevek, dans son premier élan de passion sexuelle adulte, qui l’avait possédé lui-même – et elle. Mais tout cela était fini. C’était arrivé. Jamais plus (pensait-il, dix-huit ans, assis avec un compagnon de voyage dans le dépôt de camions de Tin Ore, à minuit, au-dessus d’un verre d’une boisson douce, fruitée et collante, attendant de pouvoir monter dans un convoi se dirigeant vers le nord), jamais plus cela ne se reproduirait. Il pouvait arriver bien des choses, il ne se ferait pas prendre une seconde fois, il ne serait plus battu, vaincu. La défaite, l’abandon, avaient leurs propres séductions. Beshun elle-même pourrait ne jamais désirer de joie en dehors d’elles. Et pourquoi le voudrait-elle ? C’était elle, dans sa liberté, qui avait libéré Shevek.
— Tu sais, je ne suis pas d’accord, dit-il à Vokep au long visage, un agronome qui voyageait en direction d’Abbenay. Je crois que les hommes surtout doivent apprendre à être des anarchistes. Les femmes n’ont pas à l’apprendre.
Vokep secoua la tête d’un air inflexible.
— C’est les gosses, dit-il. Avoir des bébés. Ça les rend propriétaires. Après elles ne veulent plus lâcher. – Il soupira. – Tu touches et tu pars, frère, voilà la règle. Ne sois jamais possédé.
Shevek sourit et but son jus de fruit.
— Je ne le serai pas, dit-il.
Ce fut une joie pour lui de revenir à l’Institut Régional, de voir les collines basses parsemées de holums rabougris aux feuilles brunes, les jardins des cuisines, les domiciles, les dortoirs, les ateliers, les classes, les laboratoires, où il avait vécu depuis l’âge de 13 ans. Il serait toujours quelqu’un pour qui le retour était aussi important que le voyage. Partir n’était pas assez pour lui, seulement à moitié suffisant ; il devait revenir. Dans un tel caractère s’annonçait déjà, peut-être, la nature de la formidable exploration qu’il allait entreprendre jusqu’aux extrémités de la compréhension. Il ne se serait sans doute pas embarqué dans cette entreprise qui lui prit des années s’il n’avait pas eu la profonde certitude que le retour était possible ; qu’en réalité la vraie nature du voyage, comme une circumnavigation autour du globe, impliquait le retour. On ne peut pas descendre deux fois la même rivière, ni rentrer dans son foyer. Cela, il le savait ; en fait, c’était la base de sa vision du monde. Cependant, partant de cette acceptation du caractère transitoire des choses, il construisit sa grande théorie, où ce qui est le plus changeant est montré comme ce qui a le plus important caractère d’éternité, et notre relation avec la rivière, et sa relation avec nous et avec elle-même, devient aussitôt plus complexe et plus rassurante qu’un simple manque d’identité. Nous pouvons regagner notre foyer, affirme la Théorie Temporelle Générale, dès lors que nous comprenons que notre foyer est un endroit où nous n’avons jamais été.
Il était heureux, à ce moment, d’être de retour dans ce qui était aussi proche d’un foyer que ce qu’il désirait. Mais il trouva ses amis plutôt immatures. Il avait beaucoup vieilli en une année. Certaines des filles avaient mûri comme lui, ou l’avaient même dépassé ; elles étaient devenues des femmes. Cependant, il ne garda avec les filles que des contacts fortuits, car il ne voulait vraiment pas d’une nouvelle liaison sexuelle pour l’instant ; il avait d’autres choses à faire. Il vit que les plus brillantes des filles, comme Rovab, étaient également solitaires et prudentes ; dans les laboratoires et les équipes de travail, ou dans les salles communes des dortoirs, elles se conduisaient comme de bonnes camarades, et rien d’autre. Les filles voulaient compléter leur entraînement et commencer leur recherche ou trouver un poste qui leur plaise avant de porter un enfant ; mais elles n’étaient plus satisfaites par les expériences sexuelles des adolescents. Elles désiraient des relations mûres, et non stériles ; mais pas pour l’instant, pas encore.
Ces filles étaient de bonnes compagnes, amicales et indépendantes. Les garçons de l’âge de Shevek semblaient figés dans la fin d’une adolescence qui devenait un peu légère et sèche. Ils étaient trop intellectuels. Ils semblaient ne pas vouloir se commettre avec le travail ou le sexe. À entendre parler Tirin, il était l’homme qui avait inventé la copulation, mais toutes ses relations étaient avec des filles de 15 ou 16 ans ; il s’écartait de celles de son âge. Bedap, qui n’avait jamais été très énergique sur le plan sexuel, acceptait l’hommage d’un garçon plus jeune qui avait pour lui une passion homosexuelle et idéaliste, et cela lui suffisait. Il semblait ne rien prendre au sérieux ; il était devenu ironique et réservé et Shevek se sentit coupé de son amitié. Aucune amitié ne tenait ; même Tirin était trop égocentrique, et dernièrement de trop mauvaise humeur, pour resserrer les anciens liens – si Shevek l’avait voulu. En fait, il ne le voulait pas. Il accueillait l’isolement de tout son cœur. Il ne lui apparut jamais que la réserve qu’il rencontrait en Bedap et Tirin pouvait être une réponse ; que son caractère doux mais déjà formidablement hermétique pouvait constituer sa propre ambiance, à laquelle seule pouvait résister une grande force, ou une grande dévotion. Tout ce qu’il remarqua, en réalité, fut qu’il avait enfin beaucoup de temps pour travailler.
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