Dans le Sud-Est, après qu’il se fut habitué à un travail physique régulier, et eut cessé de gaspiller son intelligence dans des messages codés et son sperme dans des rêves érotiques, il avait eu quelques idées. Il était maintenant libre de les développer, de voir si elles contenaient quelque chose.
La physicienne doyenne de l’Institut s’appelait Mitis. Elle ne dirigeait pas à ce moment le programme de physique, car tous les travaux administratifs tournaient annuellement entre les vingt titulaires permanents, mais elle travaillait ici depuis trente ans et son esprit était le plus fort d’entre eux. Il y avait toujours une sorte d’espace psychologique très clair autour de Mitis, comme le manque de foule autour du pic d’une montagne. L’absence de tout rehaussement ou renforcement d’autorité rendait cela évident. Il y a des gens qui ont une autorité inhérente ; quelques empereurs portent maintenant de nouveaux vêtements.
— J’ai envoyé ton étude sur la Fréquence Relative à Sabul, à Abbenay, dit-elle à Shevek de sa manière abrupte et amicale. Tu veux voir la réponse ?
Elle poussa sur la table un morceau de papier déchiré, visiblement un coin arraché à un morceau plus grand. Une équation y était griffonnée en petits caractères :
Shevek s’appuya contre la table et posa sur le morceau de papier un regard attentif. Ses yeux étaient luisants, et la lumière de la fenêtre les faisait paraître aussi clairs que de l’eau. Il avait dix-neuf ans, Mitis cinquante-cinq. Elle le regardait avec un mélange de compassion et d’admiration.
— C’est ce qui me manquait, dit-il.
Sa main avait trouvé un crayon sur la table. Il se mit à griffonner à son tour sur le morceau de papier. Et tandis qu’il écrivait, son visage plutôt pâle qu’argentaient des poils courts et fins se mit à rougir et ses oreilles devinrent écarlates.
Mitis se déplaça sans bruit derrière la table pour s’asseoir. Elle avait des troubles de la circulation dans les jambes, et avait besoin de s’asseoir. Cependant, son mouvement dérangea Shevek. Il leva les yeux avec un regard froid et ennuyé.
— Je peux finir cela dans un jour ou deux, dit-il.
— Sabul veut voir les résultats dès que tu auras terminé.
Puis une pause. Les couleurs de Shevek retournèrent à la normale, et il fut à nouveau conscient de la présence de Mitis, qu’il aimait beaucoup.
— Pourquoi as-tu envoyé cette étude à Sabul ? demanda-t-il. Avec cette énorme faille dans la démonstration !
Il sourit ; le plaisir de boucher cette faille dans ses pensées le remplissait de joie.
— Je pensais qu’il pourrait découvrir où tu t’étais trompé. Je n’avais pas pu. Et je voulais aussi qu’il puisse voir sur quoi tu travaillais… Il va falloir que tu ailles là-bas, à Abbenay, tu sais.
Le jeune homme ne répondit pas.
— Tu veux y aller ?
— Pas encore.
— C’est ce que je pensais. Mais tu dois y aller. Pour les livres et les esprits que tu y trouveras. Tu ne dois pas gâcher le tien dans un désert ! – Mitis parla avec une passion soudaine. – C’est ton devoir de rechercher ce qu’il y a de meilleur, Shevek. Ne te laisse pas abuser par un faux égalitarisme. Tu travailleras avec Sabul, il est fort, et il te fera travailler dur. Mais tu dois être libre de trouver la ligne que tu désires suivre. Reste ici encore un quartier, et puis vas-y. Et prends garde, à Abbenay. Reste libre. Le pouvoir est inhérent au centre. Et tu vas au centre. Je ne connais pas bien Sabul ; je ne sais rien contre lui ; mais garde ceci à l’esprit : tu seras son homme.
En Pravique, les formes singulières du pronom possessif étaient surtout utilisées pour l’emphase ; le langage courant les évitait. De petits enfants pouvaient dire « ma mère », mais ils apprenaient très vite à dire « la mère ». Au lieu de « mes mains me font mal », c’était « les mains me font mal », et ainsi de suite ; pour dire « ceci est à moi et cela est à toi » en Pravique, on disait « j’utilise ceci et toi cela ». La phrase de Mitis, « Tu seras son homme », avait une résonance étrange. Shevek la regarda d’un air intrigué.
— Tu as un travail à accomplir, dit Mitis. Elle avait des yeux noirs qui luisaient comme s’ils étaient furieux. Fais-le !
Puis elle sortit, car un groupe l’attendait dans le laboratoire. Déconcerté, Shevek regarda le morceau de papier griffonné. Il pensa que Mitis lui avait dit de se dépêcher de corriger ses équations. Ce ne fut que bien plus tard qu’il comprit ce qu’elle lui avait vraiment dit.
Durant la nuit précédant son départ pour Abbenay, ses camarades étudiants donnèrent une fête en son honneur. Les fêtes étaient fréquentes, aux plus minces prétextes, mais Shevek fut surpris par l’énergie qu’on déploya à l’occasion de celle-ci, et se demanda pourquoi elle était aussi bien préparée. N’étant pas influencé par les autres, il ne savait pas qu’il les influençait ; il ignorait totalement qu’on l’appréciait.
Beaucoup d’entre eux avaient dû économiser des rations alimentaires depuis plusieurs jours. Il y avait une quantité incroyable de nourriture. Les demandes de pâtisseries étaient si nombreuses que le cuisinier du réfectoire avait lâché la bride à son imagination et fait des délices inconnus jusqu’alors : des gaufrettes épicées, de petits carrés poivrés pour aller avec le poisson fumé, de succulents beignets, délicieusement huileux. Il y avait des boissons fruitées, des fruits de la région de la Mer Kerenne, de minuscules crevettes salées, des piles de pommes chips croustillantes. La nourriture riche et abondante était grisante. Tout le monde devint très gai, et certains furent malades.
Il y eut des parodies et des jeux, répétés et improvisés. Tirin s’affubla de vieux chiffons tirés de la cuve de recyclage et se promena parmi eux en jouant le Pauvre Urrasti, le Mendiant – un des mots iotiques que tout le monde avait appris en histoire. « Donnez-moi du fric » , gémissait-il, agitant les mains sous leurs nez. « Du fric ! du fric ! Pourquoi ne me donnez-vous pas un peu de fric ? Vous n’en avez pas ? Menteurs ! Ignobles propriétaires ! Profiteurs ! Regardez toute cette nourriture, comment l’avez-vous eue si vous n’avez pas de fric ? » Puis il s’offrit en vente. « Achatez-moi, achatez-moi, pour un peu de fric », dit-il d’un air cajoleur.
— Ce n’est pas achater , c’est acheter, le corrigea Rovab.
— Achatez-moi, achetez-moi, qu’est-ce que cela peut faire, regardez, quel corps splendide, vous le voulez ? ronronna Tirin, agitant ses hanches minces et clignant des yeux. Il fut finalement exécuté publiquement avec un couteau à poisson et réapparut en vêtements normaux. Il y avait parmi eux des joueurs de harpe et des chanteurs pleins de talent, et il y eut beaucoup de musique et de danse, mais encore plus de discussions. Ils parlaient tous comme s’ils allaient être pétrifiés le lendemain.
Tandis que la nuit s’avançait, de jeunes amants se retirèrent pour copuler, cherchant les chambres individuelles ; d’autres furent pris de sommeil et rejoignirent les dortoirs ; un petit groupe resta enfin parmi les tasses vides, les arêtes de poissons et les miettes de pâtisseries qu’ils devraient nettoyer avant le matin. Mais il leur restait encore des heures. Ils parlèrent. Ils argumentèrent sur ceci ou cela. Bedap, Tirin et Shevek étaient là, quelques autres garçons, et trois filles. Ils parlèrent de la représentation spatiale du temps en tant que rythme, et de la relation entre les anciennes théories des Harmonies Numériques et la physique temporelle moderne. Ils parlèrent des meilleurs mouvements à faire pour nager sur une longue distance. Ils parlèrent de leur enfance pour savoir si elle avait été heureuse. Ils parlèrent de ce qu’était le bonheur.
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