Isaac Asimov - Les dieux eux-mêmes

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En 2070, la Terre vit dans la prospérité et le bonheur grâce à la Pompe à Electrons, qui fournit une énergie illimitée et gratuite. Une découverte extraordinaire, à moins que… A moins que cette invention miraculeuse ne constitue à plus ou moins longue échéance une menace imparable pour notre Univers ; un piège tendu par une civilisation parallèle pour annihiler notre réalité. Seules quelques personnes ont pressenti la terrible vérité : un jeune physicien marginal, une Lunarite intuitionniste, un extraterrestre rebelle vivant sur une planète qui se meurt. Mais qui les écoutera ? Qui les croira ? Contre la stupidité, les Dieux eux-mêmes luttent en vain.

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— Pourquoi trop beau ? Je ne vois pas où tu veux en venir.

— N’est-ce pas une raison supplémentaire de lui faire confiance ? Après tout, il a de quoi en vouloir aux Terrestres.

— Oui, si tes renseignements sont exacts.

— Ils le sont, du moins en ce sens que c’est à quoi nos recherches ont abouti. Mais peut-être désirait-on que nous aboutissions à une telle conclusion.

— Barron, tu me dégoûtes. Tu ne vois partout que complots et machinations. Ben ne m’a pas donné l’impression…

— Ben ? répéta Neville d’un ton sarcastique.

— Eh oui, Ben, répéta Sélénè. Et ledit Ben ne m’a pas donné l’impression d’un homme aigri qui remâche sa rancune, ou qui cherche à me donner cette impression.

— Possible, mais il est néanmoins parvenu à t’inspirer de la sympathie. Tu m’as dit toi-même qu’il te plaisait. Et tu as même insisté sur ce point. C’est peut-être exactement le but qu’il poursuivait.

— Je ne me laisse pas si facilement leurrer, et tu le sais.

— J’attendrai, pour me faire une opinion, de le rencontrer.

— Va te faire pendre, Barron. J’ai frayé avec des milliers de Terriens. C’est mon métier. Et tu n’as aucun droit de te moquer de mes impressions. Tu sais au contraire que tu as toutes raisons de t’y fier.

— C’est bon. On verra. Ne te fâche pas. Maintenant il ne nous reste plus qu’à attendre… Et en attendant… (il se leva avec grâce)… en attendant, devine à quoi je pense.

— Pas difficile, fit Sélénè se levant elle aussi avec grâce. – D’un glissement de pied quasi invisible elle s’écarta de lui et ajouta : Mais figure-toi que je ne suis pas d’humeur.

— Tu es fâchée parce que je n’ai pas ratifié tes impressions ?

— Je suis fâchée parce que… Oh ! j’en ai plein le dos, à la fin ! Tu ne pourrais pas entretenir un peu mieux ton appartement ?

Sur quoi elle le quitta.

Chapitre 6

— J’aurais aimé, dit Gottstein, vous offrir un peu de ce luxe que l’on trouve sur Terre, mais par principe il m’a été interdit d’en importer. Ces excellents Lunarites ressentent très vivement le traitement privilégié dont jouissent les voyageurs arrivant de la planète Terre. Mieux vaut ménager leur susceptibilité en s’efforçant autant que possible de se calquer sur eux, mais ma démarche me trahira toujours. Leur sacrée apesanteur est dure à supporter.

— C’est bien mon avis, fit le Terrestre. Félicitations pour votre nouveau poste…

— Je ne l’occupe pas encore.

— Je ne vous en félicite pas moins. Mais je me demande pourquoi vous avez exprimé le désir de me connaître.

— Nous avons été compagnons de voyage. Nous sommes arrivés récemment, vous et moi, à bord du même vaisseau spatial. – Et comme le Terrestre ne disait mot, Gottstein reprit : « Cela dit, je vous connais depuis beaucoup plus longtemps. Nous nous sommes rencontrés – brièvement, je le reconnais – il y a quelques années.

— Je crains bien de ne pas m’en souvenir…

— Cela ne me surprend pas. Vous n’aviez aucune raison de vous le rappeler. J’ai fait partie, pendant un certain temps, de l’équipe du sénateur Burt qui présidait – il le préside d’ailleurs toujours – le Comité de la Technologie et de l’Environnement. Cela se passait à une époque où Burt cherchait à démasquer Hallam… Frederick Hallam.

— Vous connaissiez Hallam ? fit le Terrestre en se redressant légèrement.

— Depuis mon arrivée sur la Lune, vous êtes le second à me poser cette question. Oui, je l’ai connu, mais pas intimement. Mais, j’ai rencontré d’autres savants qui l’ont bien connu. Or, chose étrange, leur opinion coïncide généralement avec la mienne. Idolâtré sur la planète Terre, Hallam inspire peu de sympathie à ceux qui le connaissent personnellement.

— Peu ? Vous voulez dire aucune ! fit le Terrestre.

— À cette époque, reprit Gottstein, sans tenir compte de l’interruption, mes fonctions – ou du moins le rôle que m’avait assigné le sénateur – consistaient à mener une enquête sur la Pompe à Électrons et à m’assurer qu’il n’y avait ni gaspillage, ni profits personnels trop élevés. C’était là un souci légitime de la part de ce comité de contrôle, mais, tout à fait entre nous, le sénateur espérait dénicher des faits défavorables à Hallam. Il voulait desserrer l’emprise que cet homme exerçait sur le monde scientifique. En cela, il a échoué.

— C’était à prévoir. Et Hallam est actuellement plus puissant que jamais.

— Nous n’avons relevé aucune irrégularité. Aucune en tout cas que l’on puisse attribuer à Hallam. Cet homme est d’une parfaite honnêteté.

— De ce point de vue, j’en suis persuadé. La puissance possède une valeur intrinsèque qui ne s’évalue pas fatalement en billets de banque.

— Mais ce qui m’intéressa à l’époque, reprit Gottstein, bien que ce fût en dehors de mes attributions, ce fut de rencontrer quelqu’un qui en avait, non à la puissance d’Hallam, mais à la Pompe à Électrons elle-même. J’assistai à cet entretien, mais je ne le conduisais pas. Or le plaignant, si je ne me trompe, c’était vous.

— Je me souviens de l’incident auquel vous faites allusion, fit le Terrestre qui se tenait sur ses gardes, mais je ne me souviens pas de vous.

— Je me suis demandé alors comment il était possible qu’on pût, du point de vue scientifique, s’élever contre la Pompe à Électrons. Vous m’aviez fait suffisamment d’impression pour qu’en vous voyant à bord du vaisseau spatial un déclic se déclenche en moi, et finalement tout m’est revenu. Je n’ai pas eu besoin de consulter la liste des passagers. Ma mémoire y a suffi. Vous êtes bien le docteur Benjamin Andrew Denison ?

— Benjamin Allan Denison, fit le Terrestre en soupirant. Oui, c’est bien moi. Mais pourquoi soulevez-vous à nouveau ce lièvre ? À dire vrai, Commissaire, je ne tiens pas à revenir sur le passé. Je suis venu sur la Lune dans l’intention de prendre un nouveau départ. De repartir de zéro, si nécessaire. Et j’envisage même de changer de nom.

— Cela ne changerait rien. C’est votre visage que j’ai reconnu. Je ne vois aucun inconvénient à ce que vous commenciez une vie nouvelle, docteur Denison. Et je ne voudrais pour rien au monde vous mettre des bâtons dans les roues. Mais je voudrais vous poser certaines questions qui ne vous mettent pas en cause personnellement. Je n’arrive pas à me rappeler exactement les objections que vous souleviez contre la Pompe à Électrons. Pourriez-vous me les indiquer ? »

Denison baissa la tête. Un long silence plana que le Commissaire se garda bien d’interrompre, se retenant même de tousser.

— À dire vrai, fit enfin Denison, je ne me basais sur rien de précis. C’est bien plutôt une hypothèse, que je formais. Je redoutais une altération dans l’intensité de force du champ nucléaire. Encore une fois rien de précis.

— Rien de précis ! s’exclama Gottstein se permettant enfin de tousser. Ne m’en veuillez pas si je vous pousse dans vos retranchements. Comme je vous l’ai dit, à cette époque déjà vous m’intéressiez. Cependant j’étais incapable de suivre votre pensée et les rapports établis à ce moment-là ne me donneraient pas, je crois, les éclaircissements que je cherche. L’affaire a été classée. Il faut avouer que le sénateur ne s’est pas distingué, et il ne tient certainement pas à ce qu’on rouvre ce dossier. Mais certains détails me reviennent à l’esprit. Vous avez été un certain temps un collègue d’Hallam et pourtant vous n’étiez pas physicien.

— C’est exact. J’étais radiochimiste. Tout comme lui, d’ailleurs.

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