Isaac Asimov - Les dieux eux-mêmes

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En 2070, la Terre vit dans la prospérité et le bonheur grâce à la Pompe à Electrons, qui fournit une énergie illimitée et gratuite. Une découverte extraordinaire, à moins que… A moins que cette invention miraculeuse ne constitue à plus ou moins longue échéance une menace imparable pour notre Univers ; un piège tendu par une civilisation parallèle pour annihiler notre réalité. Seules quelques personnes ont pressenti la terrible vérité : un jeune physicien marginal, une Lunarite intuitionniste, un extraterrestre rebelle vivant sur une planète qui se meurt. Mais qui les écoutera ? Qui les croira ? Contre la stupidité, les Dieux eux-mêmes luttent en vain.

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— En effet, fit Sélénè en souriant. Le toboggan est infiniment plus populaire et plus amusant.

— Qu’entendez-vous par toboggan ?

— Exactement ce que le mot veut dire… Ah ! nous voilà arrivés. Nous n’avions à descendre que de deux niveaux… Quant au toboggan, c’est une sorte de conduit vertical dans lequel on se laisse glisser en se retenant à des poignées. Mais nous n’encourageons pas les Terriens à en user.

— C’est trop risqué ?

— En soi-même, non. On peut le descendre comme une échelle. Mais il y a constamment des jeunes qui le dévalent à toute allure et les Terriens ne savent comment se garer. Les collisions sont plutôt désagréables… Vous vous y ferez, avec le temps… En fait, ce que vous allez voir maintenant est une sorte d’immense puits aux parois garnies de poignées, qui se prête à des exercices assez périlleux.

Elle le conduisit jusqu’à une balustrade circulaire où de nombreux spectateurs penchés sur ce puits discutaient le coup. Ils étaient tous à peu près nus. Beaucoup portaient des sandales et une musette en bandoulière. Quelques-uns avaient revêtu un slip. L’un d’entre eux puisait avec une cuillère, à même une gamelle, une bouillie verdâtre dont il semblait se régaler.

En les croisant le Terrien fit la grimace et dit :

— On doit beaucoup souffrir des dents, sur la Lune.

— En effet, fit Sélénè. Et si l’on nous donnait à choisir nous préférerions être des édentés.

— Des édentés ?

— Peut-être pas complètement. Nous garderions nos incisives et nos canines pour de pures raisons d’esthétique et elles pourraient à l’occasion nous servir. Elles seraient aussi plus faciles à entretenir. Mais pourquoi s’encombrer de molaires qui ne servent à rien ? Ce n’est qu’un souvenir de notre passé terrestre.

— Avez-vous fait quelques progrès dans ce domaine ?

— Non, fit sèchement Sélénè. L’exercice de la génétique est interdit. La Terre l’a déclaré illégal et elle y tient. – Et se penchant sur la balustrade : Cette salle circulaire est un des terrains de jeux de la Lune.

Le Terrestre y plongea le regard. C’était un immense cylindre aux parois lisses, de couleur rose, sur lesquelles étaient disposées, comme au hasard, des barres de métal. Ici et là une de ces barres avançait à l’intérieur du cylindre et certaines le traversaient même dans toute sa largeur. Ce cylindre mesurait environ cent cinquante mètres de profondeur sur quinze à vingt de largeur.

Personne ne semblait prêter une attention particulière au terrain de jeux ou au Terrestre. Certains des assistants lui lancèrent un regard au passage, sans doute intrigués par ses vêtements inhabituels et par son visage, mais ils se détournèrent aussitôt. Quelques-uns esquissèrent un petit geste d’amitié en direction de Sélénè et se détournèrent eux aussi. On sentait nettement que tous obéissaient à une consigne.

Le Terrestre se pencha à son tour sur le profond cylindre. Dans le fond quelques minces silhouettes s’agitaient, raccourcies parce que vues d’en haut. Certaines portaient une étroite bande de tissu rouge ou bleue. Deux équipes, se dit le Terrestre. Visiblement ces bandes de tissu servaient de protection, car ces athlètes portaient également des gants, des sandales et des genouillères. Quant aux bandes de tissu rouges ou bleues, certains les portaient autour des hanches, et d’autres autour du torse.

— Tiens, murmura le Terrien. Il y a donc des garçons et des filles.

— Exactement ! dit Sélénè. Les deux sexes participent aux compétitions et ces bandes de tissu sont faites pour empêcher que les seins des filles et le pénis des garçons ne les gênent dans leur chute libre. Ces parties du corps sont spécialement vulnérables, et c’est par précaution, et non par pruderie, qu’ils les couvrent.

— Il me semble en effet avoir lu quelque chose à ce sujet, fit observer le Terrestre.

— C’est bien possible, fit Sélénè qui semblait n’y accorder aucune importance. Peu de chose de chez nous filtre à l’extérieur. Non que nous y voyions une quelconque objection, mais le gouvernement de la planète Terre ne diffuse qu’au compte-gouttes les nouvelles en provenance de la Lune.

— Pour quelle raison, Sélénè ?

— Le Terrien, c’est vous ou moi ? À vous de me le dire… Notre théorie à nous, les Lunarites, c’est que nous sommes une cause de gêne pour la Terre. Ou tout au moins pour son gouvernement.

De chaque côté du cylindre, deux athlètes grimpaient rapidement et l’on percevait un léger roulement de tambour. Au début ces athlètes semblaient gravir une échelle, échelon par échelon, mais leur vitesse s’accéléra et lorsqu’ils furent arrivés à mi-hauteur ils ne firent plus que toucher au passage les barres en produisant volontairement un claquement sonore.

— Nous serions bien incapables, sur Terre, d’effectuer un exercice avec tant de grâce, fit le Terrestre empli d’admiration. Ou même de l’exécuter, tout simplement.

— Cela n’est pas dû uniquement à une faible pesanteur, dit Sélénè. Si vous l’essayez un jour vous vous rendrez compte que cela demande des heures et des heures de pratique.

Les athlètes atteignaient maintenant la balustrade. Ils l’enjambèrent d’un saut, exécutèrent une culbute puis amorcèrent leur descente.

— Je constate qu’ils se meuvent très rapidement quand ils le désirent, fit observer le Terrestre.

— En effet, dit Sélénè haussant la voix pour couvrir les applaudissements. J’imagine que les Terrestres – je veux dire les vrais Terrestres, ceux qui ne sont jamais venus sur la Lune – ne conçoivent pas qu’on se déplace sur la Lune autrement qu’en surface, en combinaison spatiale, et lentement, bien entendu. En effet, le poids auquel vient s’ajouter celui de la combinaison est énorme, ce qui provoque une sorte d’inertie qui n’est pas contrebalancée par la très faible pesanteur.

— C’est parfaitement exact, fit le Terrien. J’ai vu sur les écrans de télévision, comme ont pu le faire tous les écoliers, les premiers astronautes faire leurs premiers pas sur la Lune. Ils donnaient l’impression de se mouvoir sous l’eau. Cette image est restée gravée en nous et nous avons peine à nous en débarrasser.

— Vous seriez surpris de voir à quelle vitesse nous nous déplaçons en surface, revêtus de nos combinaisons. Et ici, en sous-sol, et sans nos combinaisons, nous nous mouvons aussi rapidement que sur Terre. Nous remédions au manque de pesanteur par un usage approprié de nos muscles.

— Mais vous savez aussi vous mouvoir au ralenti, fit le Terrestre, qui observait les athlètes. Montés à toute allure, ils redescendaient maintenant avec une lenteur calculée. Ils semblaient effectuer la descente en chute libre, frappant les barres du plat de la main, en passant, bien plus pour ralentir leur allure que pour l’accélérer. À peine avaient-ils touché le fond que deux autres athlètes s’élançaient. Puis deux autres encore, et ainsi de suite, chaque équipe s’efforçant de faire preuve de plus d’agilité encore que la précédente.

Ils s’élançaient par couple, s’élevaient dans les airs puis retombaient selon un dessin plus élaboré. Deux par deux, ils prenaient leur élan d’un coup de pied, s’élevaient dans le cylindre en une lente spirale, chacun saisissant une barre au moment où celui qui le précédait l’abandonnait, et se dépassaient dans les airs sans même s’effleurer, ce qui soulevait des applaudissements nourris.

— J’imagine que je ne suis pas assez calé, fit le Terrestre, pour apprécier à leur juste valeur leurs prouesses. Sont-ils tous des Lunarites d’origine ?

— Il ne peut en être autrement, dit Sélénè. Ce gymnase est ouvert à tous les Lunarites, mais tout bien considéré, certains Immigrants ne sont pas mauvais du tout. Cependant, pour arriver à une telle virtuosité, il faut être né sur la Lune. Ces authentiques Lunarites sont physiquement mieux adaptés que les Lunarites nés sur Terre et ils subissent dès l’enfance l’entraînement voulu. La plupart de ces athlètes ont d’ailleurs moins de dix-huit ans.

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