— Corrigez-moi si je me trompe, mais dès le début vous avez effectué des travaux intéressants. C’est bien ça ?
— Oui, et qui m’avaient acquis une certaine réputation. Mais ne me suis jamais abusé sur mon compte. J’étais avant tout un bûcheur, et j’avais obtenu d’assez brillants résultats.
— Ce que n’était pas Hallam, si je comprends bien.
— Non, en effet.
— Et cependant, par la suite, les choses ont mal tourné pour vous. En fait, quand nous vous avons interviewé – je crois bien que vous vous y êtes prêté de votre propre gré – vous travailliez pour une fabrique de jouets…
— Non, pas de jouets, fit Denison d’une voix sourde. Mais de cosmétiques pour hommes. Ce qui évidemment ne me donnait guère de poids vis-à-vis de vous.
— Non, en effet. Je m’excuse de vous rappeler de tels souvenirs. Vous étiez représentant ?
— Non : directeur des ventes. J’avais une brillante situation. J’étais même vice-président lorsque j’ai donné ma démission pour partir pour la Lune.
— Hallam était-il pour quelque chose dans l’abandon de votre carrière scientifique ?
— Je vous en prie, Commissaire, laissons cela, qui n’a plus aucune importance. J’étais présent lorsque Hallam découvrit la transformation qu’avait subie le tungstène et j’assistai à la chaîne d’événements qui amenèrent la création de la Pompe à Électrons. Que se serait-il passé si je ne m’étais pas trouvé là, je serais bien incapable de vous le dire. Hallam et moi aurions pu mourir un mois plus tard à la suite de radiations toxiques, ou six semaines plus tard d’une explosion nucléaire. Le fait est que j’étais présent et que c’est en partie grâce à moi qu’Hallam est ce qu’il est actuellement. Et c’est à cause du rôle que j’ai joué que j’en suis où j’en suis actuellement. Oh ! et puis assez sur ce sujet ! J’espère que vous êtes satisfait, car je ne vous en dirai pas davantage.
— Oui, je crois en savoir assez. En somme, vous aviez une dent contre Hallam.
— Je ne le portais certainement pas dans mon cœur, à cette époque. Ni maintenant non plus, d’ailleurs.
— Doit-on en déduire que les objections que vous formuliez au sujet de la Pompe à Électrons vous étaient inspirées par le désir de nuire à Hallam ?
— Je refuse de me soumettre plus longtemps à cet interrogatoire.
— Calmez-vous. Je puis vous assurer que rien de ce que vous me direz ne sera utilisé contre vous. Je vous questionne à titre purement personnel et pour ma propre tranquillité d’esprit, car je me tourmente au sujet de cette Pompe et de bien d’autres choses encore.
— Dans ce cas, vous découvririez peut-être que je me suis en effet laissé guider par mes sentiments. Parce que je ne pouvais pas blairer Hallam, j’étais prêt à croire que sa popularité et sa gloire étaient basées sur une escroquerie. Je me suis mis à réfléchir à la Pompe à Électrons dans l’espoir d’y trouver une faille.
— Et pour cette raison, vous l’avez trouvée.
— Non ! s’écria Denison en frappant du poing sur l’accoudoir de son fauteuil, ce qui, vu l’apesanteur, eut pour effet de le soulever légèrement de son siège. Non, pas « pour cette raison » ! J’ai trouvé en toute honnêteté une authentique faille, ou du moins c’est ce qu’il m’a semblé à l’époque. Je n’en ai certainement pas inventé une dans l’espoir de clouer Hallam au pilori.
— Il n’est pas question d’invention, docteur, fit Gottstein. Je ne me permettrais pas de porter sur vous une telle accusation. Cependant nous savons tous que pour tenter de déterminer une chose qui est à la limite de la connaissance il est nécessaire de se livrer à des conjectures. Partant de la zone d’ombre de l’incertitude, on peut en toute honnêteté diriger ses conjectures aussi bien dans une direction que dans une autre, mais toujours en accord avec l’humeur du moment. Vous avez donc peut-être élaboré vos hypothèses en allant aussi loin que possible dans l’anti-Hallam.
— Cette discussion ne mène à rien, Commissaire. Sur le moment je croyais tenir une objection valable. Mais bien entendu je ne suis pas physicien. Je suis – ou plutôt j’étais – radiochimiste.
— Hallam, lui aussi, était radiochimiste. Il est actuellement le plus célèbre physicien du monde.
— Il n’en est pas moins radiochimiste, mais côté connaissances, il a au moins vingt-cinq ans de retard.
— Ce qui n’est pas votre cas. Vous avez travaillé dur pour acquérir une véritable formation de physicien.
— Je vois que vous vous êtes renseigné à fond sur moi, fit Denison s’échauffant.
— Je vous l’ai dit, vous m’avez fait forte impression à l’époque. C’est extraordinaire comme tout me revient. Et maintenant je vais passer à un sujet un peu différent. Connaissez-vous un physicien du nom de Peter Lamont ?
— Oui, je l’ai connu, fit Denison à contrecœur.
— Diriez-vous de lui qu’il était brillant, lui aussi ?
— Je ne le connais pas suffisamment bien pour porter un jugement sur lui et je n’aime pas abuser des superlatifs.
— À votre avis, savait-il exactement de quoi il parlait ?
— Jusqu’à preuve du contraire, oui.
Le commissaire se renversa prudemment dans son fauteuil. Un fauteuil à l’aspect si fragile que jamais sur Terre il n’aurait supporté son poids.
— Verriez-vous un inconvénient à me dire comment vous avez fait la connaissance de Lamont ? demanda-t-il. Le connaissiez-vous de réputation seulement, ou l’avez-vous rencontré ?
— Nous nous sommes rencontrés, fit Denison, et nous avons même eu plusieurs entretiens. Il projetait d’écrire l’historique de la Pompe à Électrons. La façon dont elle avait été conçue, et tout le blablabla qui était venu s’y ajouter. Je fus flatté que Lamont s’adresse à moi, qu’il ait pris la peine de se renseigner sur moi. Bon Dieu, Commissaire : flatté à l’idée qu’il me savait toujours de ce monde ! Mais je lui ai pas appris grand-chose. Cela n’aurait servi à rien. Je ne me serais attiré que haussements d’épaules et ricanements, et j’en avais eu plus que ma part. J’en avais assez de ruminer dans mon coin et de m’apitoyer sur moi-même.
— Avez-vous quelque idée de ce que furent les activités de Lamont au cours de ces dernières années ?
— Qu’avez-vous en tête, Commissaire ? demanda Denison, sur ses gardes.
— Il y a environ un an, peut-être un peu plus, Lamont s’est entretenu avec Burt. Je ne fais plus partie de l’équipe du sénateur, mais nous nous voyons de temps à autre. C’est lui qui m’en a parlé. Il avait l’air tourmenté. Il se demandait si l’objection qu’avait élevée Lamont contre la Pompe à Électrons ne serait pas valable, mais il ne voyait pas comment remettre cette affaire sur le tapis. Je vous avoue que je me tourmentais moi aussi.
— En somme, tout le monde se tourmente, fit Denison, sarcastique.
— Et maintenant je me pose une question. Étant donné que Lamont s’est adressé à vous et que…
— Là, je vous arrête, Commissaire. Je vois où vous voulez en venir et je me refuse à ce que vous alliez plus loin. Si vous espérez m’entendre dire que Lamont s’est emparé de mon idée, qu’une fois de plus j’ai été indignement traité, vous vous trompez. Je vous répète une fois de plus, et avec force, que je n’avais pas de théorie valable. Je n’en étais encore qu’aux suppositions. Mais je m’inquiétais. J’ai formulé une hypothèse. On ne l’a pas retenue. On m’a même découragé de continuer. Comme je n’étais pas en mesure d’en démontrer le bien-fondé, j’y ai renoncé. Cette hypothèse, je ne l’ai même pas mentionnée au cours de mes entretiens avec Lamont. Nous en sommes restés aux débuts de la Pompe. Ce qu’il a découvert par la suite se rapprochait sans doute singulièrement de mes propres conjectures, mais nous y sommes arrivés indépendamment l’un de l’autre. Sa théorie me paraît mieux étayée que la mienne, car elle est basée sur des calculs mathématiques. Encore une fois je ne revendique aucune priorité.
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