— Je suis désolé… J’arrive probablement trop tôt, dit l’homme aux cheveux noirs et à l’expression maussade qui se tenait sur le seuil.
— Trop tôt ?… répéta Denison pour se donner le temps de s’éclaircir les idées. Non, je… je crains d’être encore endormi.
— Si je suis venu c’est que nous avions pris rendez-vous.
— Ah ! oui, fit Denison enfin réveillé. Vous êtes le docteur Neville.
— C’est ça. Puis-je entrer ?
Et sans attendre la réponse, il entra. La chambre de Denison était minuscule et le lit aux draps froissés l’occupait presque tout entière. L’appareil de climatisation ronronnait doucement.
— Vous avez passé une bonne nuit, j’espère ? demanda Neville avec une politesse de commande.
Denison baissa les yeux sur son pyjama, passa la main dans ses cheveux ébouriffés, puis s’exclama :
— Une nuit épouvantable ! M’accorderez-vous le temps de me rendre plus présentable ?
— Je vous en prie. Voulez-vous que pendant ce temps je vous prépare un petit déjeuner ? Vous ne devez pas être familiarisé avec vos appareils ménagers !
— J’en serais ravi, fit Denison.
Il revint, vingt minutes plus tard, lavé, rasé, vêtu d’un pantalon et d’un maillot de corps, et dit d’un ton contrit :
« J’espère n’avoir pas démoli la douche. L’eau s’est arrêtée de couler, et j’ai eu beau faire, elle n’est pas revenue. »
— L’eau est rationnée. Chacun de nous en reçoit une quantité bien définie. C’est ça, la Lune, docteur. Je me suis permis de préparer des œufs brouillés et un potage pour deux.
— Des œufs brouillés ?…
— C’est ainsi que nous les appelons, mais je ne pense pas que les Terrestres leur donneraient ce nom.
— Oh ! je vois, fit Denison.
Il s’installa sans enthousiasme devant la mixture pâteuse et jaunâtre qui dans l’esprit de son visiteur passait pour des œufs brouillés. Il tâcha de ne pas faire la grimace après la première bouchée, l’avala courageusement, et plongea de nouveau sa fourchette dans cette infâme bouillie.
— Avec le temps vous vous y ferez, lui dit Neville. C’est extrêmement nourrissant. D’ailleurs, le taux protéinique élevé de nos aliments et la très faible pesanteur auront tendance à vous couper l’appétit.
— Je m’en félicite, fit Denison en se raclant la gorge.
— Sélénè m’a appris votre intention de vous fixer définitivement sur la Lune.
— J’en avais en effet l’intention, fit Denison en se frottant les yeux. Mais après l’épouvantable nuit que je viens de passer, ma résolution est un peu ébranlée.
— Combien de fois êtes-vous tombé de votre lit ?
— Deux fois… Si je comprends bien, c’est chose normale ?
— Tout ce qu’il y a de plus normale pour les Terriens. Éveillé, vous apprenez à vous déplacer en tenant compte du degré de pesanteur lunaire. Endormi, vous vous tournez dans votre lit comme vous le faisiez sur Terre… mais heureusement, dans l’état de quasi-apesanteur les chutes ne sont pas douloureuses.
— La seconde fois j’ai dormi un moment sur le sol avant de me réveiller. Je ne me souviens même pas d’être tombé. Que diable peut-on faire pour remédier à ça ?
— Avoir soin de faire vérifier périodiquement votre tension artérielle, vos pulsations, etc., afin de vous assurer que le changement de pesanteur n’est pas une trop grande épreuve pour vous.
— Oui, on m’a prévenu de tout cela, fit Denison d’un air agacé. On m’a même fixé un rendez-vous pour le mois prochain. Et on m’a prescrit des pilules.
— À mon avis, fit Neville écartant de la main ces contingences, d’ici une semaine vous ne ressentirez plus rien… Mais il vous faut des vêtements appropriés. Ce pantalon ne fait pas l’affaire et votre mince maillot de corps ne sert exactement à rien.
— Il existe, je suppose, un comptoir où je peux me procurer le nécessaire ?
— Bien entendu. Sélénè sera ravie de vous y conduire un de ses jours de congé. Elle trouve que vous êtes un chic type, docteur.
— Je suis ravi que telle soit son opinion, fit Denison se forçant à avaler une cuillerée de potage et se demandant visiblement que faire du reste. Prenant son courage à deux mains, il entreprit de vider le bol.
— Elle vous prend pour un physicien, mais évidemment elle se trompe.
— J’ai effectivement fait des études de radiochimie.
— Mais c’est une profession que vous n’avez pas exercée longtemps, docteur. Nous ne sommes peut-être pas dans le circuit, sur la Lune, mais cela nous le savons. Vous êtes une des victimes d’Hallam ?
— Sont-elles donc si nombreuses pour que vous en parliez au pluriel ?
— Mais voyons ! La Lune elle-même est une des victimes d’Hallam.
— La Lune ?
— Enfin… c’est une manière de parler.
— Je ne vous suis pas.
— Nous n’avons pas de station de la Pompe à Électrons sur la Lune. Si aucune n’a été installée, c’est que le para-Univers s’y est refusé. Et il n’y a pas eu non plus d’échanges de tungstène.
— Voyons, docteur Neville, vous n’allez pas me dire qu’Hallam y est pour quelque chose ?
— D’une manière indirecte, si. Pour quelle raison seul le para-Univers a-t-il le droit de prendre l’initiative de l’établissement d’une Pompe ? Pourquoi pas nous ?
— Pour autant que je sache, nous manquons des connaissances nécessaires.
— S’il nous est interdit de procéder à des recherches dans ce domaine, ces connaissances continueront de nous faire défaut.
— Cela vous est-il réellement interdit ? demanda Denison, surpris.
— En réalité, oui. Puisque nous n’obtenons jamais l’accès en priorité au synchrotron à protons ou autres installations de ce genre – toutes sous contrôle des Terrestres et par conséquent d’Hallam – pour accomplir les travaux nécessaires au développement de ces connaissances, nous pouvons dire que ces recherches sont en effet interdites.
— J’ai peur d’être bientôt obligé de retourner dormir, fit Denison en se frottant les yeux… Je m’en excuse. Ne prenez pas cela en mauvaise part, car non seulement vous ne m’ennuyez pas, mais ce que vous me dites m’intéresse. La Pompe à Électrons est-elle donc si importante pour la Lune ? Il me semble que les batteries solaires qui remplissent parfaitement leur fonction devraient suffire.
— Elles nous lient étroitement au Soleil, docteur. Et à la surface.
— Oui, je comprends… Mais à votre avis, docteur Neville, pour quelle raison Hallam prend-il, dans l’affaire de la Pompe, une position hostile ?
— Vous devriez le savoir mieux que moi, vous qui le connaissez personnellement, ce qui n’est pas mon cas. Il préfère de beaucoup que le public continue à ignorer que la Pompe à Électrons a été conçue par les para-men et que nous ne sommes que leurs serviteurs. Si, sur la Lune, nous en arrivons au point où nous prendrons nous-mêmes l’initiative, technologiquement parlant, c’est à nous et non à lui que reviendra la conception de la Pompe à Électrons.
— Pourquoi me dites-vous tout cela ? demanda Denison.
— Pour gagner du temps. En règle générale, nous accueillons avec plaisir des physiciens arrivant de la planète Terre. Nous nous sentons coupés de tout, sur la Lune. Victimes de l’hostilité délibérée des Terrestres. Un physicien venant en touriste peut nous apporter beaucoup, quand ce ne serait qu’en atténuant l’impression d’isolement dont nous souffrons. À plus forte raison, un physicien immigrant peut nous être d’une grande aide, et c’est pourquoi nous tenons, quand nous en recevons un, à lui exposer la situation dans l’espoir qu’il travaillera avec nous. Tout bien considéré, je regrette fort que vous ne soyez pas physicien.
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