— S’agit-il d’un sujet que vous n’avez pu traiter dans vos messages, Montez ?
— Ce sujet, j’ai tenté de le suggérer, Gottstein : mais ne sachant pas exactement comment l’énoncer, et la Terre mettant une mauvaise volonté évidente à interpréter mes messages, nous avons fini par ne plus rien nous communiquer d’important. J’espère que vous réussirez mieux que moi. Si je n’ai pas demandé à prolonger ma mission ici c’est en raison de mon incapacité à communiquer avec la Terre, incapacité dont je me refuse à assumer plus longtemps la responsabilité.
— À vous entendre, cela a l’air grave.
— C’est bien l’impression que je cherche à vous donner. À première vue, cela peut sembler absurde. La colonie lunaire ne compte qu’une dizaine de milliers de gens. Moins de la moitié sont d’authentiques Lunarites. Ils sont handicapés par leur manque de ressources, leur manque d’espace ; le monde où ils vivent est dur, et cependant… et cependant…
— Et cependant ?… fit Gottstein l’encourageant à continuer.
— Il se passe ici quelque chose – je ne saurais dire exactement quoi – qui pourrait se révéler dangereux.
— Dangereux ?… Que peuvent-ils faire ? Déclarer la guerre à la Terre ? fit Gottstein se retenant de sourire.
— Non, non, c’est bien plus subtil que cela, fit Montez se passant la main sur le visage puis se frottant nerveusement les yeux : À parler franc, j’estime que la Terre a perdu de son dynamisme.
— Ce qui veut dire ?…
— Comment vous expliquer cela ? Au moment même où une colonie s’est établie sur la Lune, la Terre a dû affronter la Grande Crise. Je pense que je n’ai pas besoin de vous le rappeler.
— Non, non, inutile, fit Gottstein assombri.
— La population qui était à ce moment de six milliards d’habitants est tombée à deux milliards.
— La Terre ne s’en porte que mieux, n’est-il pas vrai ?
— Sans aucun doute, mais j’aurais préféré que cette baisse de population soit due à d’autres causes… La Crise a laissé derrière elle une constante méfiance envers la technologie, une profonde inertie, le refus de tout changement par crainte d’éventuels effets secondaires. De grands mais peut-être dangereux projets ont été abandonnés parce qu’on a tendance maintenant à sacrifier la grandeur à la sécurité.
— Vous faites allusion, je suppose, aux expériences génétiques ?
— Ce sont évidemment les plus spectaculaires, mais non les seules, fit Montez avec amertume.
— À dire vrai, je ne regrette pas qu’on y ait renoncé. Cela n’a été qu’une suite d’échecs.
— Parce que nous n’avons pas su exploiter l’intuitionnisme.
— Rien ne prouve que l’intuitionnisme soit chose désirable et l’on aurait plutôt la preuve du contraire… De plus, je ne vois pas le rapport avec la colonie lunaire elle-même. Et je n’y vois pas non plus la preuve que la Terre soit en état de stagnation.
— C’est pourtant le cas, fit Montez avec conviction. La colonie lunaire est un vestige, un dernier témoignage de la période qui précéda la Grande Crise ; un ultime sursaut de l’humanité avant sa régression.
— Vous exagérez, Montez.
— Je ne le pense pas. La Terre a régressé. L’humanité a régressé partout sauf sur la Lune. La colonie lunaire représente pour l’homme une nouvelle frontière, aussi bien sur le plan physique que psychique. Nous nous trouvons sur un monde où rien ne vient attenter à la trame des jours, où n’existe pas un environnement complexe à l’équilibre instable. Toutes les choses qui sont sur la Lune et qui servent à l’homme sont faites de la main de l’homme. La Lune est un monde échafaudé par l’homme dès le début, et non sur des bases préétablies, puisque c’est un monde sans passé.
— Et alors ?…
— Sur Terre nous avons été amollis par la nostalgie d’un passé idyllique qui en réalité n’a jamais existé et qui, même s’il avait existé, ne pourrait renaître. En certains points l’équilibre écologique fut rompu au cours de la Grande Crise et nous devons nous organiser de notre mieux ; c’est pourquoi nous vivons perpétuellement dans la crainte… La Lune n’a pas un passé assez long pour que ses habitants en rêvent. Ils n’ont donc pas d’autre choix que d’aller de l’avant.
Montez se laissait emporter par ses propres paroles.
« Gottstein, reprit-il, ce monde, je l’ai observé pendant deux ans, et vous-même l’observerez pendant un laps de temps au moins aussi long. Les Lunarites sont pris d’une véritable frénésie. Ils s’étendent dans toutes les directions. Ils se développent physiquement. Ils creusent chaque mois de nouveaux couloirs, construisent de nouveaux complexes d’habitations pour les populations à venir. Ils vont de l’avant autant que leurs ressources le leur permettent. Ils découvrent de nouveaux matériaux de construction, de nouvelles sources d’eau, de nouveaux filons de métaux à utilisation bien définie. Ils multiplient les batteries à radiations solaires dont ils ont maintenant une importante réserve ; ils agrandissent leurs usines d’électronique… Vous savez, je pense, que c’est à cette colonie lunaire, qui compte à peine dix mille personnes, que la Terre doit le plus clair de ses instruments électroniques miniaturisés et les dernières applications de la biochimie.
— Oui, je sais que leur apport est important.
— La Terre se replie sur elle-même dans son petit confort. La Lune est son principal pourvoyeur. Et elle pourrait bien devenir dans un proche avenir son unique pourvoyeur… Elle se développe également sur le plan intellectuel. À mon avis, Gottstein, il n’existe pas sur Terre un jeune et brillant savant qui ne rêve vaguement – ou peut-être pas si vaguement que ça – d’aller un jour sur la Lune. La technologie étant sur Terre en régression, c’est désormais la Lune qui a repris le flambeau.
— Vous faites allusion, je pense, au synchrotron à protons ?
— Oui, entre autres. Quand a été construit sur Terre le dernier synchrotron ? C’est évidemment l’appareil le plus grand et le plus spectaculaire, mais ce n’est pas le seul ni même le plus important. Voulez-vous savoir quel est, sur la Lune, l’appareil scientifique le plus important ?
— Serait-ce quelque chose de si secret qu’on ne m’en aurait pas encore parlé ?
— Non, c’est au contraire quelque chose de si évident que personne ne semble le remarquer. Ce sont les dix mille cerveaux que l’on trouve ici ! Les dix mille meilleurs cerveaux humains qui existent. Le seul groupe de dix mille cerveaux humains étroitement unis qui sont, par principe et par choix, orientés vers les sciences. »
Gottstein qui s’agitait nerveusement sur sa chaise essaya de la déplacer. Elle était clouée au sol et il n’y parvint pas, mais ce faisant il faillit en dégringoler et Montez allongea le bras pour le retenir.
— Je m’excuse, fit Gottstein en rougissant.
— Vous ne tarderez pas à vous habituer à cette quasi-apesanteur.
— Vous ne croyez pas, fit Gottstein, que vous brossez un tableau trop noir de la situation ? Il n’y a pas sur Terre que des ignorants. Nous avons inventé la Pompe à Électrons. C’est une réalisation purement terrestre. Aucun Lunarite n’y a collaboré.
Montez secoua la tête, et grommela d’un ton irrité quelques mots d’espagnol, sa langue natale. Puis il demanda :
— Avez-vous déjà rencontré Frederick Hallam ?
— En fait, oui, fit Gottstein en souriant. Le père de la Pompe à Électrons. Il a dû se faire tatouer ces mots sur la poitrine !
— Votre sourire, votre remarque prouvent que vous avez la même opinion que moi. Sérieusement, pouvez-vous un instant imaginer qu’un homme comme Hallam puisse être le père de la Pompe à Électrons ? Pour les masses ignorantes cette fable tient debout, mais le fait est – et vous tomberez d’accord avec moi si vous prenez le temps d’y réfléchir – qu’il n’y a pas de père de la Pompe à Électrons. Ce sont les para-men, les habitants du para-Univers, quels qu’ils soient, et quoi qu’ils soient, qui en sont les inventeurs. Hallam n’a été que leur instrument. La Terre tout entière n’est qu’un instrument entre leurs mains.
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