Ian McDonald - La maison des derviches

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Istanbul, avril 2027.
Sous une chaleur écrasante, la ville tentaculaire fête le cinquième anniversaire de l’entrée de la Turquie dans la Communauté européenne. Quinze ans plus tôt, Israël a frappé les sites nucléaires iraniens avec des missiles thermobariques, provoquant indirectement le pire choc pétrolier et gazier de l’Histoire.
Dans Istanbul en ébullition (l’air conditionné coûte trop cher, l’eau aussi), une bombe explose dans un tramway. Cet événement va bouleverser la vie des habitants de la maison des derviches de la place Adem-Dede : Necdet se met à voir des djinns, le jeune Can utilise son robot pour enquêter sur l’attentat non revendiqué, l’antiquaire Ayse accepte de rechercher un sarcophage légendaire, Leyla se voit chargée du marketing d’une nouvelle technologie révolutionnaire : le stockage bio-informatique.
C’est dans la maison des derviches que se joueront rien de moins que l’avenir de la Turquie et celui du monde tel que nous le connaissons.

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Il rit, bien que ses propos n’aient rien eu d’amusant.

« Je vous y retrouverai. »

Fin de l’appel. L’Audi entre et sort de la circulation comme l’aiguille d’une machine à coudre dans du tissu, et Adnan Sarioglu tapote le tableau de bord et glousse de satisfaction. Un nouvel appel, la mélodie entraînante des UltraLords de l’Univers, une série de dessins animés qui ont imprégné l’enfance d’Adnan et de ses trois compagnons.

« Je te salue, Draksor.

— Je te salue, Terrak. »

Adnan et Öguz ont été diplômés du MBA et sont entrés ensemble chez Özer. Adnan flottait dans les royaumes élevés des hydrocarbures et celui de l’argent abstrait, Öguz avait été aspiré dans la distribution, le domaine trop matériel des pipelines, des stations de compression, des terminaux pour tankers et centres de stockage. C’était peu reluisant, sans classe, bien loin d’un déjeuner à Olcay et du champagne chez Su quand vient le moment des primes. Un poste qu’on pourrait considérer insignifiant. C’était pour cela que, lorsque Turquoise avait véritablement pris forme avec l’intensité d’un éclair dans l’ascenseur qu’il empruntait pour gravir la façade de verre de la tour Özer, c’était Öguz que son ancien camarade d’études avait immédiatement contacté.

« Volkan doit se soumettre à un test d’aptitude, à midi.

— Il se plantera en beauté, déclare Adnan. Il est tellement rouillé qu’il n’arrivera même pas à toucher ses orteils. »

Le visage d’Öguz sourit dans l’intelliverre du pare-brise. Les quatre UltraLords de l’Univers sont aussi des supporters farouches de Galatasaray. Ils pourraient facilement s’offrir avec leurs primes un box privé à Aslantepe mais ils aiment bien trop l’atmosphère des gradins, côtoyer les autres supporters, avec leurs kebabs et leurs petites flasques de raki siroté lentement. Cimbom Cimbom Cimbom ! Un alcool de combat, ce raki. Les UltraLords savent ce que signifie assister à un match. Ce n’est pas une question de sport. Le sport, c’est un prétexte. Ce qui les excite, c’est voir perdre l’autre équipe. Un million de buts ne seraient pas suffisants pour écraser l’adversaire. Lorsqu’il est là-bas avec les autres, Adnan voudrait voir tous leurs adversaires périr sur le bûcher. Les Romains avaient raison. C’est un combat. Donnez-nous du sang.

« Où es-tu ? » demande Öguz.

Adnan déclenche son transpondeur. Un plan du centre d’Istanbul se superpose à la face souriante de son ami, sur le pare-brise. Öguz s’est engagé sur le pont Fatih Sultan, au nord. Les distances sont identiques et le système de navigation procède à une estimation de la densité de la circulation. Un petit logiciel de calcul fournit les probabilités. Le sourire d’Öguz s’élargit, ces chiffres lui conviennent.

« Je mise cinq cents euros.

— Huit cents, contre Adnan qui les trouve lui aussi à son goût. Plus les extras. »

Il existe des règles qu’il convient de respecter, lorsque les UltraLords de l’Univers font la course dans les rues de la ville. Les extras sont les amendes récoltées par le vainqueur pendant l’affrontement et que le perdant s’engage à régler dans leur totalité.

« Élément de l’Air, assiste-moi ! s’écrie Adnan. Dans trois. Deux. Un ! » Il referme les mains sur le combiné de conduite et coupe le pilote auto. Des alarmes beuglent dans l’habitacle. Sans en faire cas, Adnan met le pied au plancher. Le ronronnement du moteur à gaz se modifie à peine, mais le véhicule bondit au sein de la circulation. Les voitures autoguidées paniquent et s’égaillent comme des poulets effarouchés pour laisser Adnan passer en trombe. C’est le moment de se séparer du troupeau. Adnan Sarioglu rit en embrochant le flot de véhicules. L’Audi s’incline telle une moto lorsqu’il change de file. Les autres véhicules s’écartent comme la mer devant l’étrave d’un méthanier russe. La partie bat son plein. Adnan sent la surexcitation l’envahir, ce rugissement qui ne s’interrompt jamais, constamment présent dans la réserve de puissance du moteur à gaz nanorégulé de sa voiture allemande, ce qui enfle en lui quand Ayse se colle contre lui les nuits où il rentre dans le noir, lorsqu’elle murmure et s’ouvre pour le laisser pénétrer en elle ; mais surtout, surtout, dans le hurlement du gaz qui se rue sous le Bosphore en direction du monde de l’argent, c’est cela les affaires, chaque affaire, chaque clôture. Un rugissement qui ne s’interrompt jamais, absolument jamais. Dans sept minutes il prendra à Öguz trois cents euros et le montant de la douzaine de procès-verbaux dressés par les caméras de surveillance. Il doit rencontrer ce soir le gestionnaire d’une des sociétés d’investissement les plus importantes d’Istanbul. Vendredi, il déposera un attaché-case plein de billets devant l’agent immobilier aux yeux chassieux qui porte un costard lustré de chez Lidl et installera les Sarioglu au bord du Bosphore. Tel est le jeu, le jeu unique et éternel.

L’ange est aveugle et retenu par les fers refermés sur sa cheville gauche. Ses yeux sont des billes de pierre lisse. Il est nu et nimbé de feu, viril et merveilleusement musclé et élancé, même s’il est asexué. Il vole, par la puissance de sa volonté, les bras tendus, attentif mais ignorant, coupé du monde par sa cécité, luttant contre sa seule entrave. Le bras gauche de l’ange aveugle s’étire vers l’enfant, pour le saisir. Il le désire avec des sens autres que celui de la vision.

L’autre ange, celui qui tient l’enfant dans ses bras, l’éloigné du prédateur. C’est un mâle, lui aussi, ce qui est évident même si une jambe de l’enfant protège en partie sa chasteté. Il se dresse sur un ruban de nuage, bas au-dessus d’une mer indéfinissable. Il regarde son congénère aveugle avec une expression d’incompréhension. L’enfant, un petit garçon vigoureux à la musculature improbable, détourne le visage. Il garde les bras levés, en geste d’imploration. Il est frisé comme un mouton. L’ange sauveteur a tout d’un saint. C’est chez l’ange aveugle embrasé que se concentre toute la passion, toute l’énergie.

« Les anges du bien et du mal, commente Ayse Erkoç en se penchant vers la gravure. J’aime William Blake. J’aime ses visions, le feu prophétique qui se consume dans son art et sa poésie, le caractère abouti de sa cosmologie. J’ai admiré ses écrits, ses dessins dans des in-folio et à Londres. À de rares, très rares, occasions, j’ai vendu des originaux de William Blake. Ce que vous m’apportez n’en est pas. Ça n’a aucune valeur. Le papier n’est pas le bon, le texte est digne d’un enfant de cinq ans, je peux renifler l’odeur d’eau de Javel d’où je me trouve et j’ai même relevé une faute d’orthographe. Vous insultez mon professionnalisme. »

Les joues de Topaloglu rougissent et frémissent, tant il est gêné. Ayse les assimile à deux tranches de foie avarié. Des abats séparés par une large moustache de paysan.

« Je n’avais pas l’intention de vous offenser, madame Erkoç.

— Il existe un monde – non, tout un univers – qui sépare une provenance douteuse d’un faux de bazar, poursuit-elle. Si ça me saute aux yeux, mes clients ne seront pas dupes. Ce sont des connaisseurs au même titre que moi, pour ne pas dire bien plus. Ce sont des passionnés, des investisseurs avertis, des personnes qui aiment l’art religieux plus que toute autre chose. S’ils peuvent faire abstraction de la façon dont j’ai acquis telle ou telle pièce, son authenticité est pour eux capitale. Si ma clientèle apprend que j’ai proposé un faux, elle s’adressera à Fine Arts d’Antalya ou à la galerie Salyan. »

L’humiliation de Topaloglu est à son comble. C’est un petit trafiquant miteux qui a une âme de vendeur de tapis, pense Ayse. C’est Abderrahmane qui le lui a recommandé, en déclarant qu’il pouvait lui procurer des miniatures d’Ispahan. Il faudra qu’elle lui en touche deux mots.

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