« C’est en fait une double microcalligraphie. En l’examinant de plus près, vous découvrirez des caractères à l’intérieur des caractères. »
Akgün se penche vers la page et utilise son ceptep. Des lasers dansent devant son œil et projettent une image grossie sur sa rétine. Le feuillet est extrait d’un des livres du Pentateuque, les lettres sont encadrées par un ensemble décoratif de tiges florales entrelacées, de treillage et d’un bestiaire héraldique fantastique, animaux à tête de dragon et queue de serpent. La décoration séduit l’œil, ce qu’il y a sous la surface éblouissante révèle les contours de ce qui est un ensemble d’écrits microcalligraphiques. C’est seulement une fois grossi que le niveau suivant apparaît : des lettres à leur tour constituées de chaînes de lettres encore plus petites. Les yeux d’Akgün s’écarquillent.
« C’est extraordinaire ! Je n’ai vu une chose pareille qu’à deux reprises. La première fois, c’était dans une boutique à Paris, l’autre dans un codex de la British Library. Séfarade, je présume ? Espagnol, portugais ?
— Vous avez vu juste en parlant du Portugal. Cette famille a fui de Porto à Constantinople au XVe siècle. La bordure microcalligraphique est une généalogie du roi David extraite du Livre de Ruth.
— C’est exceptionnel, déclare Akgün en étudiant les entrelacs.
— Merci. »
Il s’agit d’une des pièces qu’Ayse aime le plus. Il a fallu distribuer bon nombre d’enveloppes pleines d’euros pour la soustraire à la convoitise de la police des antiquités. Dès l’instant où son contact au sein de ces services lui a montré le Pentateuque, elle n’a reculé devant rien pour se l’approprier. D’autres auraient pu faire cela pour le prestige, le plaisir de tout contrôler, les sommes en jeu. Pour Ayse, c’était la beauté, la magnificence qui suivait des spirales dans les textes araméens et syriaques vers le grec démotique de l’Oxyrhynchos, l’hébreu mis péniblement d’équerre des étudiants du Talmud de Lisbonne et de Milan, la calligraphie divine des scribes coraniques de Bagdad, de Fès et de l’érudite Grenade. Un courant qui se poursuivrait par les lignes organiques de l’illumination évangélique des monastères allant de Sainte-Catherine à Cluny, sous l’éternelle lumière des icônes grecques et arméniennes, en passant par les détails fins comme des cheveux des miniaturistes persans jusqu’aux lignes consumées par le feu de l’imagination de Blake. Pourquoi vendre de la beauté, si ce n’était pour s’y vautrer ?
« On se demande combien de fois tout cela se répète, de l’écriture dans l’écriture dans l’écriture dans l’écriture…, déclare Akgün. Jusqu’à la nanographie, qui sait ? Estimez-vous que c’est comparable et que la puissance est inversement proportionnelle à la taille ? Existe-t-il des niveaux si infinitésimaux qu’ils nous influencent profondément bien qu’il soit impossible d’en prendre connaissance ? »
Ayse lève les yeux vers le balcon où Hafize guide Topaloglu vers l’escalier du fond, pour qu’il sorte par le vieux cimetière du tekke. Hafize déplie discrètement trois doigts. Elle a obtenu trente pour cent de rabais. Brave fille. La galerie Erkoç a grand besoin de tout l’argent qu’il est possible de grappiller.
« Je vous demande pardon ?
— Je parlais d’une nanographie qui pénètre notre esprit pour nous inciter à croire en Dieu.
— Si certains ont été capables de réaliser une chose pareille, ce sont les Séfarades, dit-elle.
— Des gens d’une grande subtilité », approuve Akgün. Il se redresse au-dessus du document. « On vous dit capable de dénicher des choses quasiment introuvables.
— Il faut toujours additionner les compliments d’un concurrent d’une pincée de sel, mais j’ai effectivement un certain… talent. Y a-t-il une chose que vous cherchez tout particulièrement ? Mes plus belles pièces sont à l’étage.
— Je doute que vous l’ayez en stock. C’est un objet aussi rare que précieux, mais s’il est possible de le trouver c’est nécessairement à Istanbul. Et si vous réussissez à me le procurer, je suis prêt à débourser un million d’euros. »
Ayse s’est fréquemment demandé ce qu’elle éprouverait si une somme à même de modifier radicalement son existence lui était un jour proposée. Adnan parle de l’exaltation palpable des millions empruntés pour ses transactions sur le gaz et qu’il transforme en profits pharamineux. Il ne faut pas se laisser séduire par l’argent, dit-il. La mort est souvent au bout de ce chemin. Mais quand un type en costume à mille euros en propose un million, comment pourrait-on résister à la tentation ?
« C’est une somme conséquente, monsieur Akgün.
— En effet, et je ne m’attends pas à ce que vous vous engagiez dans un tel projet sans un acompte. »
Il sort de l’intérieur de sa veste une enveloppe blanche pansue qu’il remet à Ayse. Elle la prend et ordonne à ses doigts de ne pas la palper pour tenter de déterminer le nombre de billets en fonction de son épaisseur.
« Vous n’avez pas encore précisé de quoi il s’agit. »
Hafize a raccompagné M. Topaloglu et elle revient préparer le thé qu’elle sert à tous les clients. Mais son empressement habituel vient d’être balayé par ces mots : un million d’euros.
« C’est très simple, déclare Akgün. Je souhaite acquérir un homme mellifié. »
Leyla est dans le 19, coincée contre un poteau et vêtue de son plus bel ensemble et chaussures assorties. Son menton effleure le sternum d’un grand étranger à l’odeur de lait, et elle a derrière elle un type corpulent entre deux âges dont la main baladeuse descend constamment vers ses fesses. S’il recommence, elle lui balancera un coup de genoux dans les parties. Qu’est-ce qu’ils attendent ? Cela fait déjà cinq bonnes minutes que le tram s’est brusquement arrêté au milieu de Necatibey Cadessi. L’IETT ne sait donc pas qu’elle doit se présenter à un entretien d’embauche ? Et il fait chaud, de plus en plus chaud. Elle sue, dans sa seule et unique tenue de circonstance.
Le conducteur annonce qu’il s’est produit un incident sur la ligne, quelque part devant eux. Il s’agit généralement d’un euphémisme signifiant que quelqu’un s’est suicidé. La voie vers l’au-delà qu’empruntent de préférence les Stambouliotes passe par les eaux sombres du Bosphore mais s’agenouiller et présenter sa tête à la guillotine des roues d’un tramway permet d’en finir vite fait bien fait. Là-bas, à Demre, où le soleil est renvoyé en milliers de reflets par les innombrables polytunnels, la mode serait plutôt au tuyau d’arrosage relié au pot d’échappement coincé entre la glace et la portière d’un véhicule.
« Il y a eu un attentat ! » s’écrie une femme qui porte un ensemble plus chic que celui de Leyla. Elle a un ceptep sur l’œil et lit les manchettes du matin. « Bombe à bord d’un tram ».
L’effet est immédiat, dans le 19. Le déplacement soudain des passagers emporte la petite Leyla Gültasli qui percute si brusquement Mains baladeuses que ce dernier en gémit. Tous forcent sur les portes, qui refusent de s’ouvrir. Ils repartent dans l’autre sens comme le tram redémarre. Il recule. Les roues grincent et couinent sur les rails.
« Hé, hé ! J’ai un entretien ! » crie Leyla.
Le tram s’arrête en brinquebalant. Les portes cèdent enfin. La foule la pousse à l’extérieur, à l’arrêt où elle a embarqué. Il lui reste trente-cinq minutes pour arriver à temps. Ses chaussures ont été piétinées, son ensemble est froissé et elle est moite de sueur, mais son maquillage a résisté et elle baisse la tête pour franchir le tourniquet et s’engager dans la circulation.
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