Il ne s’agissait pas de leur fourguer une histoire ; la conférence de presse du premier soir m’en avait démontré la futilité. En fait, je pris bien soin au contraire de demander à mes quelques amis journalistes de garder sur tout ceci la plus grande discrétion. Je leur demandai de me transmettre des clichés et des bandes vidéo de la première conférence de presse à Oakland.
Je pus avoir Louise trois fois – deux en photo et une sur bande. Aucun des clichés n’était très bon, mais je fis agrandir le meilleur et le filai au F.B.I. où j’avais encore quelques amis qui me devaient bien une faveur.
Une semaine plus tard, j’avais ma réponse. La photo n’avait rien donné. Ses empreintes sur le verre à cocktail que j’avais pu mettre de côté n’étaient au sommier d’aucune agence fédérale. Un listage des fichiers informatiques révéla plusieurs douzaines de Louise Ball, mais aucune n’était la bonne.
Pour peu que vous viviez assez longtemps à Washington, vous pouvez vous faire quantité de relations. J’en avais une à la C.I.A. Je lui donnai la photo. Il ne me promit rien, mais deux semaines plus tard, il me la restituait. En me rappelant bien que nous ne nous étions jamais rencontrés, qu’il ne m’avait jamais rendu service – mais que ça n’avait franchement pas d’importance puisque de toute manière il n’avait rien trouvé.
Au bout d’un mois, je commençais à devenir impopulaire au Q.G. d’Oakland. Même Tom essayait de m’éviter. Je savais que Gordy me considérait comme un boulet. Personne pour l’instant n’avait mis en cause ma responsabilité pour diriger l’enquête, mais certains commençaient à râler.
C’était déjà mal passé quand j’avais traîné les pieds pour laisser partir les corps. Dans le meilleur des cas, ça prend déjà un bout de temps pour les restituer aux familles. Dans l’état de la situation, je ne voulais rien relâcher qui fût en rapport avec l’enquête. Tom me persuada finalement que je devais les laisser partir.
Il y avait encore eu des haussements de sourcils quand j’avais décidé de reconstruire le 747. Tant qu’à faire, j’aurais bien procédé de la même manière avec le DC-10, mais même dans mon état présent, je vis bien qu’il ne fallait pas pousser. Toutefois je tins ferme sur mes positions. Le N.T.S.B. reconnaît formellement l’utilité de la reconstruction d’épaves pour éclaircir certains cas de collisions aériennes ; le seul problème était que personne d’autre ne convenait de son utilité dans le cas présent.
Mon rappel à Washington intervint dans le courant de janvier.
Je m’éveillai dans un lit puant, avec le soleil qui brillait au travers de rideaux jaunis. Je n’avais pas la plus petite idée de l’endroit où j’étais. Je me levai, découvris que je ne portais qu’un slip. L’odeur venait de moi ; je me rendis compte que je ne m’étais pas lavé depuis un bout de temps. Je me frottai le menton et sentis une barbe de plusieurs jours.
Je regardai par la fenêtre et vis que j’étais au premier étage d’un hôtel sur Q Street. En face se trouvait un salon de massage familier. Il y avait un peu de neige dans les caniveaux.
Je me rappelai en gros la réunion. Tout le monde au Conseil avait fait de son mieux pour ne pas avoir l’air fâché. Tout ce qu’ils désiraient vraiment, avaient-ils dit, c’était une explication, et c’était la seule chose que je ne pouvais pas leur fournir.
Et puis après ? J’allais de toute façon me faire virer, je le voyais bien, alors, que pouvais-je bien perdre à essayer ?
Je leur parlai pendant près d’une demi-heure. J’essayai de m’imaginer dans la peau d’un flic à la barre des témoins, de m’exprimer avec la même élocution précise et dénuée d’émotion, de faire de mon mieux pour ne pas passer pour un dingue. Rien n’y fit ; même moi, je me sentais l’air d’un dingue.
Ça, ils ont été sympas, je le reconnais volontiers. Je devais avoir l’air inoffensif, abattu – un ivrogne qui avait craqué sous la pression. Ne me manquait plus qu’un bilboquet dans la main pour parachever le tableau.
C’était presque comme si j’avais contemplé tout cela de l’extérieur.
Cette sensation persista même après que j’eus rejoint le bar. Je me contemplai froidement en train de m’enfiler les premiers verres puis je finis par réintégrer mon corps pour le découvrir en nage et pris de tremblements. Malgré tout, ça faisait du bien d’être de retour. Un moment, je crois que j’étais vraiment devenu fou. J’étais capable de faire n’importe quoi.
Ce que j’avais fait, apparemment, ç’avait été de boire pendant deux ou trois jours d’affilée et finir par échouer dans cet asile de nuit de Q Street. Comme un chien qui renifle ses propres dégueulis, j’avais su où retourner.
Mon pantalon était plié sur une chaise. Je sortis mon portefeuille. Il y avait deux billets de vingt.
Quelqu’un frappa à la porte. J’enfilai le pantalon et allai ouvrir.
C’était une fille du salon de massage. J’étais allé avec elle une ou deux fois. Je cherchai son nom et le retrouvai sans peine :
« Salut, Gloria. Comment tu sais que j’étais là ?
— C’est moi qui t’ai monté, hier soir. Tu n’avais pas l’air en état de rentrer chez toi.
— T’as eu sans doute raison. »
Elle s’assit au bord du lit pendant que je mettais ma chemise. Gloria était une grande mulâtresse décharnée, aux yeux las et aux cheveux blonds. Elle était en short de gym et collant noir. Je me demandai si elle avait traversé la rue dans cette tenue.
« Combien je te dois pour la chambre ?
— J’ai pris l’argent dans ta poche. Y a des filles qui trouvaient que j’aurais dû tout prendre, mais moi, j’mange pas de ce pain-là.
— C’est tout à ton honneur », et je le pensais. À cet instant, j’étais incapable de me rappeler depuis quand quelqu’un avait pu me rendre un service.
« Gloria, veux-tu m’épouser ? »
D’un doigt, elle me fit chut, puis elle gloussa :
« Je t’ai déjà dit que j’étais mariée. »
Je laçai mes chaussures, sortis mon portefeuille et lui glissai dans la main un billet de vingt dollars. Elle ne fit pas de chichi mais hocha simplement la tête.
« T’as envie ? T’avais l’air moins chaud, hier soir.
— Tu veux dire que je pouvais pas bander ? Non, je passe. Plus tard, peut-être.
— Hier, tu m’as dit que t’avais perdu ton boulot.
— C’est vrai.
— Et t’étais sacrément pinté. C’est à cause de ça ?
— Non, Gloria. Je me pinte parce que j’ai été pourchassé par des revenants de la quatrième dimension. »
Elle rit et se claqua le genou.
« Ça va. Compris ! » fit-elle.
Impossible de me rappeler où j’avais laissé la voiture. Pas de doute que la police m’en informerait d’ici quelques jours. Je rentrai en taxi à Kensington. La maison était glaciale. Je fis ronfler la chaudière, pris un long bain brûlant, me rasai, mangeai un bol de céréales et le temps d’aller me coucher, il faisait bon et chaud.
Je m’assis au bord du lit et me demandai : et maintenant ? Je doutais fort de jamais retrouver un autre boulot dans l’aviation et je ne savais rien faire d’autre. Je n’étais pas prêt à mourir. Me pinter à mort ne semblait pas une idée si géniale, quoique peut-être, demain matin…
Le téléphone sonna.
« Je suis bien chez Bill Smith, du Conseil de la Sécurité des transports ?
— Ex, oui.
— C’est ce que j’ai appris. J’ai parlé avec quelques-uns de vos anciens associés. Ils essaient de rester discrets, mais j’ai cru comprendre que vous aviez une sacrée histoire. Un truc concernant un ovni qui aurait provoqué la collision de ces deux avions, le mois dernier en Californie. On pourrait se voir à un moment ou à un autre demain. Comme audience, je vous garantis autre chose que le New York Times .
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