Je soupirai. « D’accord, tu m’as fait aller et venir, je l’admets. Mais tu ne m’as toujours pas dit pourquoi un paradoxe était préférable à un autre.
— Il y a plusieurs raisons. Dans un paradoxe, celui que tu aurais provoqué en ne retournant pas la nuit avec Bill Smith, tu aurais disparu à l’instant même où tu aurais raté l’heure de ton retour par la porte. Parce que, vu du côté du futur, tu l’avais déjà franchie, cette Porte. C’était devenu partie intégrante de la structure des événements – au même titre que la perte du paralyseur.
— Mais cette perte n’en faisait pas partie. C’est bien là tout le problème.
— Justement si. Je suis en train de t’expliquer que le paradoxe est intégré dans la structure du temps. Que les événements que nous observons depuis tant et tant d’années représentent l’illusion et que la nouvelle réalité qui est en train de dévaler la ligne temporelle est la vraie réalité. Et nous n’en faisons pas partie. »
Il me flanquait la migraine. La théorie du temps n’a jamais été mon fort. Je m’accrochai à ce terme de théorie : « J’avais cru justement que tout cela n’était que des théories. Qu’on ne savait pas réellement ce qui se passait dans un paradoxe.
— Ce n’étaient que des théories. Mais j’ai reçu de nouvelles informations auxquelles j’ai tout lieu de me fier. » Il ouvrit les mains. « Nous sommes handicapés ici par le langage. D’abord, nous n’avons pas de définition pratique de la “réalité”. Je crois que ce qui s’en approcherait le plus serait de dire que chaque série de possibles engendre sa propre réalité. Il y a celle que nous avons examinée, dans laquelle Smith n’a jamais retrouvé le paralyseur et elle est liée avec celle où il n’aurait pas pu le trouver tout simplement parce qu’il n’a jamais été perdu.
— Mais ce qui nous préoccupe ici, c’est celle où il a bel et bien été perdu et où il l’a bel et bien trouvé et où la réalité se ré-ordonne d’elle-même. Et s’apprête en passant à nous oublier.
— C’est exact. Jusqu’à plus ample informé.
— J’ai bien peur, personnellement, d’être incapable d’aller plus loin. Ce que tu es en train de dire, c’est que… peu importe que j’y sois ou non retournée. Si je n’y étais pas allée, j’aurais simplement disparu plus vite. »
Il me considéra de son visage maintenant bien plus expressif et j’y lus quelque chose que je ne sus identifier.
« Dans une perspective à long terme, ça peut certes n’avoir qu’une importance minime, dit-il, mais personnellement, je préférerais un univers où tu serais encore là à un autre où tu as déjà disparu. »
Je ne savais que dire. Je fis passer sa remarque à travers la mécanique fatiguée qui me tient lieu de cerveau et j’en ressortis avec quelque chose. Deux choses :
« Merci. » – c’était la première. « Mais avais-tu réellement le choix ?
— Je ne sais pas. Si le message de ma capsule temporelle m’avait dit de t’éliminer de la trame temporelle, je préfère penser que j’y aurais désobéi. Par chance, ma seule possibilité était de faire ce que j’ai effectivement fait – et qui était également ce que je désirais faire.
— Avons-nous un libre arbitre, Sherman ?
— Oui.
— Tu peux dire ça, en sachant ce qui va se produire et que je m’apprête à faire ?
— Oui. Je n’essaierais pas de te convaincre de ce que tu dois faire si je ne croyais pas à notre libre arbitre. »
Cela me donna à réfléchir.
« N’essaie pas de me bourrer le mou, Sherman. Tu sais que j’ai démissionné et malgré tout, tu sembles dire qu’on peut encore faire quelque chose. Si on doit le faire, il va d’abord falloir que tu me persuades de rempiler. »
Il m’adressa un large sourire. Je vous jure.
« Nous avons bien un libre arbitre, Louise. Simplement, il est prédestiné.
— Je suis fatiguée de ces jeux sur les mots. Tu sais que je suis à deux doigts de rejoindre la majorité et de sauter par la fenêtre, là derrière. Tu sais également que tu n’as qu’un seul moyen de m’en empêcher et qui est de me dire ce que tu sais et ce que tu comptes faire. »
Et donc il me le dit.
J’avais fini par être certaine que l’univers ne pouvait plus me surprendre, encore moins m’intéresser. J’avais tort. Il parvint à faire les deux en l’espace de dix minutes.
Et pendant que Sherman me racontait tout cela, mon revitaliseur – qui m’avait bourré de médicaments et d’éléments nutritifs tout en examinant mon état physique – m’en apportait la confirmation.
Mon immeuble – déjà pas gai en temps normal – me parut lugubre lorsqu’accompagnée de Sherman, je pris le trottoir roulant. La nouvelle s’était répandue que la fin du monde était proche. Rares étaient les drones à vouloir y assister. Leurs corps jonchaient l’atrium. Non, joncher est un mot trop fort. Si l’on voulait bien y regarder, les Derniers Âges n’étaient guère en mesure de produire d’impressionnantes scènes de carnage : nous avions peut-être trois cent mille drones dans une ville bâtie pour trente millions d’habitants. Les corps étaient disséminés avec goût. Il y avait là-dedans quelque chose de japonais : un long corridor très Bauhaus, avec un cadavre, un seul, légèrement de biais. L’art de la composition corporelle.
Il y avait un couple qui avait scellé son pacte suicidaire en plein coït. Je trouvai l’idée plutôt chouette, après tous ces foutus maniaques de la chute libre. Une manière de retour à l’essentiel pour vivre ses derniers instants.
Le suicide a toujours constitué notre passe-temps national. À présent, c’était devenu une épidémie. En entrant dans la salle du Conseil, nous découvrîmes qu’il n’en restait plus que cinq. Plus question de jouer la finale de base-ball, peut-être qu’on pourrait se rabattre sur le basket.
L’Anonyme était encore là. Je me demandai s’il/elle/ça remarquerait la fin du monde. Présentes aussi, Nancy Yokohama et Marybeth Brest, la tête parlante. Et bien sûr, Peter Phoenix. J’imaginai qu’il tenait à être là au dernier moment afin de s’assurer que tout serait fait dans les formes.
Le nouveau membre était Martin Coventry. Il semblait encore avoir sa mobilité. Je suppose que le G.O. l’avait appelé faute de candidats franchement décatis.
J’étais fière de Sherman. Il faut lui reconnaître l’art de la mise en scène. Il connaissait la fin de l’histoire et pourtant, il se donnait à fond. Il se dirigea droit vers leur grande table incurvée et s’y assit, négligemment, sur une fesse. Marybeth lui jeta un regard méprisant. Il se pencha et lui ébouriffa les cheveux.
« Vous devez sans doute vous demander pourquoi je vous ai convoqués ? »
Le G.O. fit pour une fois une exception en raison des infirmités du Conseil. Les faire venir au Féd aurait impliqué quantité de préparatifs logistiques, étant donné que la plupart de leurs fonctions organiques ne s’effectuaient que grâce à plusieurs tonnes d’appareillage médical. On fit donc parvenir les cinq capsules temporelles qui furent ouvertes en leur présence. Je les regardai lire leurs messages. Chacun disait en gros ce que ma dernière capsule avait dit : « Faites tout ce qu’il vous dira. »
Sherman leur laissa le temps de digérer ça. Puis il se redressa et leur fit face :
« Bon. Voici ce que nous allons faire. »
Témoignage de Bill Smith.
Je me précipitai donc hors du hangar, alertai le F.B.I. et la C.I.A., ainsi que tous les journaux. Le gouverneur convoqua sur-le-champ la garde nationale et le Président, le Congrès en session extraordinaire. Tous les groupes d’experts mirent leurs meilleurs cerveaux sur le problème. On me cuisina interminablement, chacun voulant savoir exactement ce qu’avait dit Louise Ball et ce qu’elle avait fait chaque fois que je l’avais vue.
Читать дальше