— Peut-être, dit Floria dans un souffle.
Corson fit un pas dans la mer.
— Il ne me reste rien. Ni amis ni amour. Mon univers a disparu depuis plus de six mille ans. J’ai été roulé.
— Vous êtes encore libre de choisir. Vous pouvez tout effacer, revenir à zéro. Mais souvenez-vous. Sur l’Archimède, vous alliez mourir.
— Libre, fit Corson, incrédule.
Il l’entendit s’éloigner, et il tourna la tête et il la vit fouiller le sol, le coin de la plage qui portait encore l’empreinte de son corps. Et lorsqu’elle revint, elle tenait à la main une ampoule d’opale, grosse comme un œuf de pigeon.
— Il vous reste une chose à faire pour être tout à fait des nôtres. Les hipprones sauvages ne savent pas plus voyager dans le temps qu’un humain primitif ne sait inverser une matrice. Ils parviennent tout au plus à se déplacer de quelques secondes. Cette ampoule contient un accélérateur qui multiplie des milliards de fois ce pouvoir embryonnaire. Vous devez aller l’administrer vous-même, Corson, au bon moment. La dose a été soigneusement calculée. Son introduction dans le passé n’introduira pas de bouleversement appréciable, de votre point de vue. La marge d’erreur quant à la date d’émergence est faible et nous en tiendrons compte. Un hipprone déplace un certain volume d’espace avec lui quand il saute dans le temps. Vous savez tout le nécessaire. La décision vous appartient, Georges Corson.
Il comprit.
Une dernière chose à faire. Placer la clé de voûte. Se tendre la main à lui-même par-dessus un gouffre de six mille ans.
— Je vous remercie, dit-il. Je ne sais pas encore.
Il prit l’ampoule et se dirigea vers son hipprone.
Corson fit un bond de plus de six mille ans en arrière, tâtonna un peu, opéra un ajustement dans l’espace.
L’hipprone se synchronisa. La planète tourna un instant autour de lui jusqu’à ce qu’il ait réussi à se stabiliser. Il s’était placé sur une orbite très allongée, celle-là même que retiendrait un vaisseau de guerre soucieux de frôler la planète, de demeurer dans son voisinage le moins de temps possible et de larguer un objet dans les meilleures conditions en conservant le soleil derrière lui.
Corson attendit, pensif. L’univers s’étendait sous ses yeux et il n’en voyait presque rien. L’univers était un puits, et chaque regard humain (ou non humain) forait un autre puits à la margelle étroite et tous ces boyaux s’enchevêtraient sans se confondre, cheminant vers la peau de l’univers, vers sa surface ultime où tous enfin ils se rejoignaient. Aergistal. Chaque point de l’univers, avait dit Cid, possède son propre univers écologique. Pour un observateur donné. Pour un acteur donné. Chacun essaie de lire la trame de son destin sur les parois du puits. Et chacun, s’il peut, s’efforce d’amender le dessin de sa vie. Le fouisseur qui s’ignore déforme la sape du voisin. Mais pas en Aergistal. Pas à la surface du monde. Pour les dieux d’Aergistal, l’univers écologique se confondait avec le cosmos. Ils ne pouvaient rien négliger. Ils ne pouvaient ignorer personne.
Au-dessous de Corson, les détecteurs des Uriens fouillaient le ciel. Ils disaient les craintes d’un autre segment d’une histoire confuse. Mais les masses conjuguées de l’hipprone et de son cavalier étaient trop faibles pour déclencher, à cette distance, une réaction des batteries.
Corson hésitait. Il pouvait s’éloigner et alors, sans doute, il serait tué dans l’explosion du navire. Ou bien il atteindrait le sol en compagnie du Monstre et il mourrait un peu plus tard ou tomberait entre les mains des Uriens. Peu de prisonniers étaient revenus d’Uria. Aucun n’était intact. Corson pouvait laisser le lieutenant Georges Corson, soldat d’occasion, spécialiste des Monstres et ignorant presque tout d’eux, aller au bout de son destin naturel. Alors, lui, Corson, le voyageur du temps, s’effacerait. Cela valait-il la peine de condamner l’autre Corson à traverser des épreuves connues pour ne trouver à leur terme que la glu de l’échec et le fiel de la solitude ? Il se demanda ce que déciderait l’autre Corson à l’issue de son périple. Puis il se souvint qu’il était ce Corson.
Cela en valait-il la peine ?
La nuit et la terreur dans la forêt à côté du Monstre gémissant. Floria Van Nelle. Elle avait su qu’il allait l’attaquer. Ou ignorait-elle vraiment ce qui arriverait, hors de cette frange de quelques secondes où l’avenir lui était certitude ? Dyoto, la ville qu’il savait condamnée, et son errance burlesque dans les rues verticales. Antonella qui semblait surgie du néant et qui l’était vraiment. Veran et la captivité. La maison des mortes sur la planète d’herbes. Aergistal, bouillon de la guerre où la mort elle-même n’était qu’une trêve. Et ce tissu d’intrigues, ce remuement imbécile des fanatiques et des belliqueux où le temps se déchirait lui-même.
S’il ne faisait rien. S’il s’en allait. Le Monstre parviendrait au port. Il avait prouvé sa résistance. Il délivrerait sa portée. Le temps venu, la Terre gagnerait la guerre. Elle panserait ses blessures. Elle étendrait son empire. Elle contrôlerait par les armes ou par la ruse la Confédération embryonnaire. Des soulèvements, de nouvelles guerres.
Il s’aperçut d’une chose. C’était de l’histoire ancienne. Une histoire vieille de six mille ans, réchauffée. Dans l’avenir où il avait vécu, la guerre entre les Puissances Solaires et les Princes d’Uria était une affaire classée. Personne ne l’avait gagnée et les deux camps, au fond, l’avaient perdue. Il en serait ainsi quoi qu’il fît. Ce n’était plus ce qui lui importait. Il n’était plus le lieutenant Corson embarqué à bord de l’Archimède, soucieux de l’avenir du conflit et de sa propre peau.
Il était devenu quelqu’un d’autre.
Processus. Il regarda les étoiles, paillettes accrochées aux parois du puits, plus nombreuses que celles qui brillaient dans le ciel de la Terre. Dans six mille ans, elles occuperaient presque les mêmes places. Chacune d’elles était une énigme, une promesse, un segment de l’Histoire. Elles n’avaient été pour le lieutenant Corson que des lueurs abstraites, et les dents de la crainte. Elles paraissaient à Corson les barreaux d’une échelle jetée contre la muraille du temps.
Il pouvait laisser le lieutenant Corson achever de vivre le bref laps de temps qui lui restait et s’effacer, abolir l’amertume, réaliser le plus parfait suicide de toute l’éternité. Mais l’autre Corson, dans la coque noire de l’Archimède, n’avait pas envie de mourir.
Puis-je me séparer de lui ? se demanda Corson. Et il lui vint à l’esprit que Floria n’avait dit que la moitié de la vérité. La guerre était peut-être bien le résultat de la rupture de l’unité de tous les possibles de ceux d’Aergistal. Mais pourquoi ceux … Pourquoi devaient-ils être plusieurs ? N’y avait-il pas un point où ceux d’Aergistal se découvraient comme les possibles d’un seul ? Et l’ennui n’avait-il pas atteint celui-là, et n’avait-il pas choisi de disperser, dans l’oubli, sciemment, ses facettes, d’être chaque homme et tous les hommes, chaque être et tous les êtres ? La roche et le ver, l’étoile et la vague, l’espace et le temps.
Est-ce que je rêve, se demanda Corson, ou est-ce que je me souviens ?
Il ne saurait jamais, si l’autre Corson mourait. Il perdrait la vie et le souvenir d’avoir vécu.
Au-delà de la vie, il y avait l’hypervie. Les pages d’un livre, avait dit Floria Van Nelle. Un hypercube, ou tessaract, contient une infinité de cubes et pourtant son volume est fini dans un espace à quatre dimensions. Nos vies ne sont pas infinies mais elles sont illimitées, avait dit la voix, en Aergistal. Vous apprendrez à contrôler le temps. Vous serez comme nous.
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