Les premiers arrivés, indécis, allaient de l’une à l’autre, n’osant pas les toucher. L’un d’eux, finalement, prit une splendide blonde par la main. Elle lui sourit et le suivit.
Corson avait pensé dire quelques mots, prendre le risque de s’adresser aux soldats par-dessus la tête de Veran. Mais ce n’était plus nécessaire. Le camp était en train de se vider. Veran se battait. Des corps tombaient. Quelqu’un essayait de rétablir la ceinture de protection, non sans difficulté, car elle clignotait. Veran essayait encore, visiblement, d’éviter une trop lourde effusion de sang. Il ne désespérait pas de reprendre ses hommes en main. Mais il n’avait plus autour de lui que ses gardes personnels. Encore plusieurs, démoralisés, se battaient mollement.
Veran dut renoncer car Corson le vit lever la main. Les tirs s’espacèrent. Puis ce fut la nuit.
Elle engloutit le camp, les femmes, les soldats. Indécis, Corson recula de quelques pas. Puis il s’aplatit sur le sol. Veran avait abattu sa meilleure carte, l’inhibiteur de lumière. Il déchaînerait peut-être ses batteries, à l’aveuglette, sur les alentours du camp. Corson essaya, tout à la fois, de s’enfoncer dans la terre et de reculer en rampant. Il perçut, dans le tumulte que feutrait la nuit, un bruit de pas. Il roula sur lui-même, se mit en boule, se détendit comme un ressort, se redressa, vacillant, cherchant la verticale, les mains ouvertes, battant l’air épais. Une poigne l’accrocha, le faisant tournoyer. Un bras lui releva le menton, lui écrasant la gorge. Il entendit Veran, haletant, lui dire à l’oreille :
— Vous m’avez eu, Corson. Vous êtes fort. Plus que je ne pensais. Je pourrais vous tuer. Je n’aime pas le gâchis. Je vous laisse la clé… la clé du collier. Pensez aux autres.
Quelque chose tomba aux pieds de Corson. L’étreinte se relâcha. Le crâne de Corson parut s’enfler démesurément. Corson tomba à quatre pattes, dans le noir, luttant pour reprendre son souffle. Quelque part, dans la nuit, derrière lui, Veran courait vers la forêt, vers l’hipprone qu’il n’avait pas pris la peine de cacher. Corson l’entendit crier d’une voix tonitruante et dérisoire que la nuit accablait : « Je me referai, Corson. Vous verrez, je me referai ! »
Chuintement agressif d’un rayon thermique ramené aux proportions d’un bourdonnement de guêpe par la nuit. Corson rentra la tête. Il attendit. Il ferma les yeux. Une odeur de fumée, de feu de bois, de grillade, monta à ses narines. Sous ses paupières closes, l’univers s’embrasa.
Il ouvrit les yeux. Il faisait jour. Encore accroupi, il regarda autour de lui. Plus d’une centaine de femmes avaient été tuées. Et une vingtaine de soldats. Une douzaine d’autres ne valaient guère mieux. Une partie du camp flambait.
Il se redressa et se retourna. Dans la direction de la forêt, il vit ce qui restait de Veran. L’hipprone avait disparu. Veran avait joué sa dernière carte et il avait perdu. Il avait réussi à être tué de deux manières différentes. Le rayon thermique, peut-être dirigé contre lui, l’avait touché au moment où il atteignait l’hipprone. Une fraction de seconde plus tôt, celui-ci, averti du danger, avait fait un écart dans le temps, sans prendre garde à son environnement. Il avait emmené avec lui la moitié de Veran. Et l’inhibiteur de lumière.
Quelque part dans l’univers, se dit Corson, un hipprone irradiait de la nuit et du silence, et il se débattrait dans une obscurité insondable, au fond d’un puits où nulle énergie ne pourrait l’atteindre, jusqu’à ce que les batteries de l’inhibiteur s’épuisent ou jusqu’à ce qu’il perde l’appareil dans l’un de ses bonds terrifiés. Mais pourquoi Veran avait-il choisi cet hipprone ? se demanda Corson. Le camp en regorgeait. Puis il comprit. La curiosité avait poussé Veran. Il savait accéder à la mémoire de l’hipprone et il avait voulu savoir par qui et comment il avait été battu.
Corson marcha sur quelque chose. Il se baissa et ramassa une petite lame plate de métal noirci, qui présentait une encoche carrée à une extrémité. Il la porta à son cou, engagea le collier dans l’encoche. Sans résultat. Il fit lentement tourner le collier. Ses mains tremblaient, il faillit s’interrompre. Dans son ventre, un bloc de glace venait d’exploser. De la sueur pénétra dans ses yeux. Les capillaires de sa combinaison renoncèrent à assécher son dos et ses aisselles. Il eut soif, brusquement.
Quand il eut effectué un tour complet du collier, celui-ci s’ouvrit, tomba en deux parties. Il les rattrapa, les tint un moment dans sa main, les regarda – les bords en étaient lisses comme s’ils n’avaient été, tout ce temps, que juxtaposés – et, dans un geste futile, il les lança loin de lui.
Le sens du geste de Veran lui échappait. Avait-il espéré se sauver si loin que Corson ne constituerait plus jamais pour lui une menace ? Avait-il ressenti à l’endroit de Corson une certaine solidarité ? Une idée germa dans l’esprit de Corson. Veran avait cherché à s’emparer de l’hipprone pour rejoindre Aergistal. Là était sa vraie place. Et si Aergistal était l’enfer, il avait réussi.
Corson se dirigea vers le camp, où il espérait trouver un hipprone. Les combats avaient cessé. Dans quelques heures au plus, les citoyens d’Uria prendraient les choses en main. Ils ne rencontreraient guère de résistance. Les mourants avaient été achevés. Quelques blessés légers tentaient de se panser. Des armes gisaient, çà et là. Mais ce que Corson avait redouté ne se produisait pas : les soldats ne maltraitaient pas les femmes. Certains se promenaient, assez timidement, escortés de trois ou quatre beautés. D’autres, assis dans l’herbe, essayaient de bavarder. Ils semblaient étonnés, presque effrayés du peu de résistance qu’ils rencontraient. Ils étaient peut-être déçus. Ils le seraient encore bien davantage, se dit Corson, quarante-huit heures plus tard.
Il avisa un soldat prostré, assis, la tête dans les mains, sur un affût, qui portait le collier. Il toucha l’épaule du soldat.
— La clé, dit-il. La clé du collier.
L’homme leva la tête. Corson lut dans son regard une immense stupeur, de l’incompréhension, une soudaine inquiétude. Il répéta :
— La clé du collier.
Il se baissa et ouvrit le collier. Il en tendit les deux fragments au soldat, qui eut un sourire las.
— Prenez la clé, dit Corson. D’autres portent un collier. Occupez-vous-en.
Le soldat acquiesça d’un mouvement de la tête. Mais son visage demeura buté. Le collier était tombé à ses pieds. Mais aucune clé ne pouvait le débarrasser du souvenir de Veran, du fantôme d’un chef mort.
Corson se choisit un hipprone sans rencontrer d’opposition. Il se harnacha avec un soin extrême, excessif. Il avait rempli sa fonction, bouclé la boucle. Il lui restait un bond à réussir jusqu’à la plage où, peut-être, Antonella l’attendait.
Et le conseil d’Uria. Cid, Selma et Ana. Ses amis.
Sur la plage, une femme, seule, couchée sur le ventre, nue, blonde. Elle dormait, ou bien elle assurait un contact. Sur le sable, pas d’autres traces de pas que les siens. Corson s’assit près d’elle et attendit son éveil. Il avait le temps. Il avait devant lui le fragment d’éternité qui supportait Aergistal.
Il se détendit. Il avait atteint le bout de la route. Il pouvait contempler la mer et laisser couler le sable entre ses doigts. Plus tard, il apprendrait, lui aussi, à maîtriser le temps. Il se dit qu’il disposait déjà d’une certaine expérience pratique.
La femme bougea. Elle s’étira, passa sur le dos, s’assit et se frotta les yeux. Corson la reconnut.
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