— Vous deviendrez comme ceux d’Aergistal, dit Corson.
Cid secoua la tête.
— Ils seront différents, Corson, vraiment transformés, ils seront transformés par une évolution – non, le terme est faux – qu’aucun de nos concepts ne permet d’approcher. Ils ne seront plus des humains, ni des oiseaux, ni des sauriens, ni aucun membre descendant d’une espèce que vous pouvez rêver. Ils seront tout cela à la fois, ou plutôt, ils auront été tout cela. Nous ne savons rien d’Aergistal, Corson. Ce que nous en savons, c’est ce que nous pouvons voir. Non pas ce qu’on nous laisse voir, mais ce que nous sommes capables de voir. Presque rien. Nous habillons Aergistal de nos couleurs. Nous nous voyons nous-mêmes, là-bas, Corson. Eux domineront quelque chose qui nous fait peur.
— La mort ? dit Corson.
— Oh non, dit Cid. La mort n’effraye pas ceux qui ont entrevu l’hypervie. Mourir une fois n’est pas grave quand il vous reste une infinité d’autres existences parallèles. Mais il y a une chose que nous appelons l’hypermort. Cela consiste à être relégué dans le virtuel, à être éliminé de toutes les lignes de probabilité par un bouleversement. Il faut contrôler toutes les créodes de l’univers pour être sûr d’y échapper. Il faut confondre ses propres possibles avec ceux du continuum tout entier. Ceux d’Aergistal y parviendront.
— Oh, dit Corson, c’est pour cela qu’ils ont peur de l’Extérieur, qu’ils ont ceint leur domaine d’une muraille de guerres.
— Peut-être, dit Cid. Je ne suis jamais allé là-bas. Mais il ne faut pas que mes paroles vous troublent. Revenez ici quand vous aurez fini.
— Je reviendrai, dit Corson. J’espère bien vous revoir.
Cid eut un sourire ambigu.
— N’espérez pas trop, ami Corson. Mais revenez ici le plus tôt possible. Vous avez votre place dans le conseil d’Uria. Bonne chance.
— Adieu, cria Corson.
Et il enleva son hipprone.
Il fit un premier saut pour se procurer deux combinaisons spatiales. Mieux valait effectuer l’évasion en deux temps. Il choisit d’intervenir une minute avant l’heure de l’évasion. Cela lui permettrait de tâter les défenses et de semer la confusion nécessaire à la seconde phase. Il n’eut pas grand mal à se glisser dans une des tentes de l’intendance, mais, comme il s’y attendait, la nuit ne relâchait pas la vigilance dans le camp de Veran. Il eut à peine le temps de s’emparer de deux étuis et de regagner sa monture que l’alerte était donnée dans les allées du camp. La tente qu’il venait de piller se trouvait dans un secteur presque opposé à celui où se trouvaient enfermés Antonella et l’autre Corson. Le premier mouvement des gardes serait de converger vers le lieu du vol. Ils n’auraient pas le temps de refluer.
Il fit un saut de quelques jours dans le passé, choisit un endroit désert et examina les combinaisons. Satisfait, il décida de passer à la seconde phase. Il se synchronisa au moment choisi et posa son hipprone dans l’enclos réservé aux montures. Dans le tumulte, personne ne prit garde à lui. Sa tenue était réglementaire et il pouvait revenir d’une patrouille. Il déclencha aussitôt l’inhibiteur de lumière et se mit à courir dans les allées du camp aussi vite que le lui permettait l’image brouillée des alentours que découvrait son projecteur à ultrasons. Il avait estimé qu’il faudrait dix secondes au moins pour que les plus astucieux des gardes aient l’idée d’en faire autant. Ils n’en seraient pas beaucoup plus avancés, car ils ignoraient d’où venait l’attaque ; la portée des projecteurs était réduite et les différents faisceaux créeraient des interférences qui brouilleraient les images. Les officiers perdraient probablement une minute à convaincre leurs hommes d’éteindre les projecteurs inutiles. C’était assez pourvu qu’Antonella, avertie par sa prescience, parvînt à persuader Corson de la nécessité de se montrer coopératif. Et il savait qu’elle y était parvenue.
Tout se passa comme il l’avait prévu. Il avait pris soin d’obscurcir son masque afin que l’autre Corson ne pût le reconnaître. Il ne s’exprima que par signes. Ce n’était pas le moment d’introduire dans l’esprit de l’autre Corson un facteur supplémentaire de confusion.
Ils filaient dans l’espace, maintenant, puis ils sautèrent dans le temps. Corson fit faire à sa monture quelques embardées spatio-temporelles pour dérouter leurs poursuivants. L’autre hipprone suivait comme un ange. Les soldats de Veran ne connaissaient pas leur destination et ils pouvaient errer indéfiniment dans le continuum sans trouver la planète-mausolée. Au surplus, Veran mettrait fin à la poursuite aussitôt qu’une patrouille lui aurait appris que Corson allait revenir.
La planète-mausolée. Je me demande, se dit Corson, quand je l’ai découverte pour la première fois.
Il s’était montré le chemin à lui-même. Il semblait qu’il eût pratiqué là une brèche dans la loi de l’information non régressive. L’information paraissait tourner en rond. Il y a un commencement à tout. Peut-être n’était-ce qu’une illusion ? Peut-être découvrirait-il, beaucoup plus tard, pour la première fois, la planète-mausolée, et s’arrangerait-il pour faire entrer l’information dans le cercle ? Peut-être une voie profonde, échappant à sa conscience du moment, reliait-elle tous les possibles de Corson ? Il renonça à résoudre l’énigme sur le moment. Il ne détenait pas les éléments de sa solution.
Il abandonna l’hipprone qui portait Antonella et l’autre Corson, après lui avoir donné des instructions, au-dessus du point adéquat de la planète. Il effectua lui-même un nouveau saut dans le temps, vers l’avenir. Il ne décela aucune trace de son précédent passage. C’était bon signe. Il avait craint, un moment, de se retrouver en face de lui-même ou de tomber sur deux squelettes blanchis.
Il descendit de son hipprone et pénétra, non sans appréhension, dans le hangar funèbre. Rien n’avait changé. Il se mit au travail, posément. Le temps ne lui était plus compté.
Cid avait vu juste. Le matériel nécessaire aux réanimations et à l’implantation de personnalités factices se trouvait dans une annexe souterraine de la grande salle. Mais il n’en découvrit l’entrée qu’en sondant les fondations du bâtiment avec l’aide de l’hipprone. Les opérations étaient plus simples qu’il ne l’avait craint. Des appareils automatiques les assuraient en grande partie. Les seigneurs de la guerre qui avaient rassemblé cette collection gigantesque aimaient aller vite en besogne. Ils comprenaient sans doute encore moins que Corson les principes sous-jacents à la réanimation des corps.
Ses mains tremblaient tout de même quand il procéda à la première tentative. Il avait mis au point une personnalité factice destinée à durer cinq secondes. La femme battit des paupières, ouvrit les yeux, émit un son et retourna à l’immobilité.
Le résultat du premier essai sérieux fut très déplaisant. Une immense femme blonde, sculpturale, qui avait presque une tête de plus que lui, s’arracha à sa couche, poussa un cri inarticulé, se jeta sur lui et le serra dans ses bras à l’étouffer. Il dut l’étourdir. Ébranlé, il conclut : Trop de folliculine.
Il décida, pour se remettre, d’aller déposer au bon moment le sac de vivres et la plaquette devant la porte du mausolée. La petite plaque de métal paraissait maintenant totalement vierge. Quelques expériences convainquirent Corson que les cristaux qui la formaient étaient sensibles aux translations temporelles. Déformés, ils avaient tendance à reprendre leur configuration première sous l’effet d’un saut dans le temps. Le problème était donc d’imprimer assez profondément la partie centrale du message pour qu’elle résistât à plusieurs voyages. Il fit quelques calculs et entreprit d’inscrire le message. Il se demanda ce qui arriverait s’il y changeait un mot. Probablement rien. Le seuil de bouleversement ne serait pas atteint. Mais il choisit de ne pas modifier le message qui demeurait gravé dans sa mémoire. L’enjeu était trop gros.
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