Mais quand même… une fois qu’il aura équipé Constitution, il pourra aller où bon lui semble. Il a l’impression d’avoir à nouveau seize ans et de bricoler sa vieille Geo 94 pour participer à un rallye.
Ce qu’il y a de bizarre dans ce boulot – et il se rend compte à quel point les Français et les Japonais se sont montrés conservateurs –, c’est que seules les premières étapes sont difficiles. Les machines dont il dispose ont la capacité d’apprendre, et une fois qu’elles ont bien appris leur leçon elles optimisent tout de suite, de sorte que dès qu’on leur a donné les instructions nécessaires, elles se mettent à bosser beaucoup mieux et beaucoup plus vite que lui. Prenez son projet de fusée, par exemple : il lui a fallu une bonne journée pour concevoir la gorge de la tuyère pour le carburant solide… et à peine une heure pour achever le reste du moteur.
Allez, au boulot. Il revient à cette fameuse fusée…
Ce n’est plus la même. Rien à voir avec celle sur laquelle il a bossé la dernière fois. Et il sait intuitivement que ce modèle est nettement supérieur… en fait, il lui suffit d’un simple coup d’œil pour en comprendre tous les paramètres. Le tracé de cette courbe empêche la chaleur de monter autant dans la tuyère ; le dessin des renforts améliore la résistance de l’ensemble…
Apparemment, c’est son subconscient qui est responsable de ces améliorations. À présent qu’il reste branché de façon quasi permanente, laissant les choses suivre leur cours en tâches de fond, on dirait que toutes les procédures qu’il a mises en œuvre sont poursuivies par son subconscient, comme si la capacité de son esprit s’était accrue en fonction de sa charge de travail.
Il ne s’est débranché que pour dormir, et il a remarqué ces derniers temps qu’il a beaucoup moins besoin de sommeil.
C’est précisément un des symptômes qu’il est censé signaler au docteur Wo. Ignorant ce que lui a appris son expérience, Louie décide de contacter le neurologue ; ce qui lui arrive est plutôt angoissant.
Wo répond à son appel en moins de cinq minutes ; de toute évidence, Louie est considéré comme un précieux cobaye. Il lui explique la situation en quelques phrases.
— Et vous n’avez pas eu conscience de réfléchir à ces modifications ? Les robots ont produit un modèle amélioré et, dès que vous vous êtes rebranché, vous en avez compris le fonctionnement ?
— Ouais, c’est ça. Et je dors de moins en moins. Et quand il m’arrive d’évoquer des souvenirs, ceux-ci sont beaucoup plus clairs… c’est à cause des optimiseurs ?
— Cela ne fait guère de doute.
— Que s’est-il passé ? Est-ce que c’est mon subconscient qui a conçu et construit cette fusée ?
— Bonne question, dit Wo. La réponse est probablement la suivante : c’est vous qui avez fait ça, mais ce n’est pas le « vous » avec qui je parle en ce moment. Entre autres tâches, les optimiseurs copient tous les codes précieux et efficaces, puis ils les déplacent là où leur présence est nécessaire. À mon avis… et il nous faudra procéder à des tests pour le confirmer, je sais que vous n’aimez pas ça, mais n’ayez crainte… à mon avis, les optimiseurs copient certaines parties de votre esprit sur des programmes tournant sur les autres processeurs, y compris ceux qui se trouvent sur la Lune. En quelque sorte, vous vous dispersez dans le système. C’est pour ça que vous avez compris le fonctionnement de cette fusée rien qu’en la voyant – tous ces fragments de vous-même sont « rentrés à la maison ». Eh bien, voilà qui est intéressant… apparemment, le net auquel vous êtes relié ne se contente pas de vous optimiser, il devient vous-même. Pendant que vous êtes simultanément optimisé.
Louie déglutit et pose la question la plus importante de toutes.
— Est-ce que je vais rester le même, doc ?
Wo s’assied, suivi par l’objectif du téléphone, et se gratte la tête. Sans doute est-il profondément ému ; le problème avec les médecins affectés à la recherche militaire, dont le boulot consiste parfois à examiner un patient afin de voir pourquoi il est encore en vie, c’est qu’ils disposent d’un registre d’expressions plutôt limité. Louie connaît Wo depuis belle lurette, mais jamais il n’a pu deviner ses sentiments.
Le neurologiste reprend la parole.
— C’est une question intéressante. Mais elle relève de la philosophie plutôt que de la science. Personnellement, je dirais qu’aucun de nous ne reste exactement le même, mais il existe une continuité dans notre évolution et je pense que vous maintiendrez cette continuité dans la vôtre. Seriez-vous encore Louie Tynan si vous décidiez de vous tailler les ongles et de vous couper les cheveux ? Bien sûr que oui. Seriez-vous toujours vous-même si on vous greffait le cœur d’un autre ? Vous seriez un peu transformé par cette expérience traumatisante, mais vous resteriez Louie Tynan. Et si on vous greffait le cerveau d’un autre ? Ou la moitié d’un cerveau ? Resteriez-vous le même à l’issue d’une conversion religieuse ? Un logiciel est-il toujours le même si on le met à jour pour améliorer ses performances ?
C’est au tour de Louie de se gratter la tête – si quelqu’un les espionne, il doit penser qu’ils ont des poux.
— Dans tous les cas, dit-il, je crois que ma réponse serait : peut-être.
— Quand nous avons procédé aux tests sur les optimiseurs, un de nos sujets a découvert qu’il disait, beaucoup plus souvent la vérité – apparemment, il avait l’habitude de pratiquer la flatterie et le pieux mensonge. Ses proches ont remarqué ce changement, mais eux et lui sont tombés d’accord pour estimer qu’il était resté le même. En d’autres termes, la sincérité n’était pas un élément essentiel de sa personnalité, plutôt un élément accessoire comme le fait d’avoir les yeux bleus ou de préférer les chemises blanches. Mais supposez que nous disposions d’un programme capable de transformer le pape en mormon, un médaillé militaire en lâche, un homo en hétéro. Et supposez en outre que nous placions ces sujets dans d’autres corps, des corps qui n’auraient plus rien d’humain au sens où nous entendons ce mot. Auraient-ils l’impression d’être toujours les mêmes ? Avez-vous connu une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, avant et après qu’elle est affectée, ou encore un schizophrène ? S’agit-il encore de la même personne ?
Louie se rend compte que c’est le plus long discours qu’il ait jamais entendu de la bouche de Wo.
— La réponse, je suppose, est : ça dépend de ce qu’ils en pensent.
— C’est la seule réponse sensée. À mon avis, si nous altérons un sujet à ce point, et si ce sujet change de nom, d’amis, de ville, commence une nouvelle vie, alors ce n’est sans doute plus la même personne – mais peut-être que notre sujet ne serait pas de cet avis. D’un autre côté, s’il reste peu ou prou tel qu’il était, tout en renonçant à deux ou trois de ses habitudes, alors c’est la même personne – mais peut-être ne serait-il pas de cet avis. Et je suis suffisamment traditionaliste pour penser que, dans tous les cas, c’est à lui qu’il appartient d’en décider. Quoi qu’il en soit, si vous nous autorisez à procéder à certains tests – sur vous-même et sur les processeurs lunaires…
Louie hoche la tête, déglutit et accepte. Ils conviennent d’une heure et Wo coupe la communication.
Et voilà. Le processus est sans doute irréversible. Il retourne sur la Lune, jette un coup d’œil, remarque que les choses ont encore changé, encore pour le mieux. Quant à savoir qui il est, ou qui il sera… cette question est plus et moins que théorique. Plus parce qu’il lui arrive bien quelque chose – il sent quelque chose à l’œuvre dans son esprit, ses souvenirs sont plus nets, sa force de concentration plus grande. Moins parce qu’il ne peut rien y faire.
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