Il lui faut environ une heure pour dégrossir un modèle et confirmer son intuition. Alors qu’elle achève sa tâche – et pourquoi ses doigts sont-ils toujours si maladroits, son cerveau toujours si engourdi, sa documentation toujours si incomplète ? –, elle remarque qu’elle a froid et s’aperçoit qu’elle a oublié de s’essuyer en sortant de la douche. Mais elle a pensé à fermer les robinets, pour une fois.
Et son dos lui fait souffrir le martyre. Enfin, elle doit à nouveau avoir de l’eau chaude à présent… de sorte qu’elle prend une troisième douche, et cette fois-ci elle s’oblige à se détendre, à s’essuyer et à se vêtir d’une tenue confortable. (Bon, d’accord, Louie lui a dit un jour qu’elle était sexy dans cette combi, mais comme elle a perdu du poids, ladite combi est devenue un peu trop grande. Et alors ? Si elle a envie de remuer de bons souvenirs, où est le mal ? Elle n’a pas divorcé parce qu’elle ne l’aimait plus, mais parce qu’elle voulait continuer de l’aimer, comme elle le lui a expliqué à l’époque.)
Bon Dieu, voilà qu’elle rêvasse alors qu’elle a un problème grave à résoudre. Oui, ce scénario est plausible, mais ce n’est pas le seul. Peut-être que Clem va faire des petits, mais personne ne le saura tant que ce jet d’écoulement ne se sera pas déplacé… ce qui risque de ne pas arriver tout de suite.
Mais il s’est déjà déplacé, bon sang, juste avant que Clem fonce sur Hawaii. Il y a quelques heures à peine. Et à ce propos, ça fait un bout de temps que Carla n’a pas suivi les infos – elle n’a aucune idée de ce qui a bien pu se passer à Hawaii.
Mon Bateau fait surface quelques heures après le crépuscule ; la nuit est splendide, l’océan désert à plusieurs milles à la ronde, et Carla monte sur le pont, équipée d’un casque et d’une fiche pour accéder directement aux données qui lui sont nécessaires. Elle sèche le pont avec un jet d’air à haute pression et s’étend dans l’obscurité, contemplant les étoiles, comptant les météores et profitant du spectacle. Et dire que la plupart des gens n’ont jamais vu une nuit étoilée, hormis par l’entremise de la XV ; d’ailleurs, Louie doit voir bien plus d’étoiles qu’elle. Pas étonnant qu’on n’arrive pas à l’arracher à sa bulle d’observation, en dépit de la menace des rayons durs.
Poussant un soupir, elle enfile son casque et branche sa fiche. Au boulot. Carla.
La nuit noire, l’éclatante beauté des étoiles, le doux roulis de Mon Bateau qui berce son corps allongé, tout cela se réduit à une présence spectrale dans son esprit, tels les fragments d’un rêve subsistant au réveil. Elle appréhende mentalement plusieurs milliers d’options, sélectionne celles qui l’intéressent, apprend que presque toutes les communications sont coupées avec Hawaii, repasse sur les chaînes publiques pour y recueillir les données des satellites et des stations météo…
Lorsque le jet d’écoulement de Clem a changé d’azimut, il s’est déversé sur de l’eau à une température inférieure à 20o C. Trop froid pour qu’apparaisse un autre cyclone. Et trop froid pour qu’il survive longtemps.
Mais il s’est formé une dépression de belle taille, qui semble avoir évolué vers une forme de cyclone extratropical – une tempête assez étendue, quoique beaucoup moins puissante que Clem, qui fonce vers la Colombie-Britannique et va occasionner des déluges au Pacificanada.
Elle remarque qu’un satellite japonais placé en orbite polaire était en position pour photographier le cyclone durant les huit minutes cruciales qui ont vu le premier jet changer de position et un second se former perpendiculairement à lui.
Elle accède à plusieurs milliers de bibliothèques électroniques, en quête d’un logiciel de pénétration ; le système dont elle dispose lui permet de fabriquer une super-équipe d’assaut qui a bien vite raison des nœuds de Tokyo. Quelques secondes plus tard, tandis que son corps s’agite au sein de la « vraie » réalité, elle remarque que sa conscience semble se déployer, occuper un espace apparemment infini.
Les données sont bien mal protégées ; il semble que les Japonais partent de l’hypothèse que leur satellite sera forcément espionné. En un rien de temps, elle entre, trouve ce qu’elle cherche, ressort.
Ils disposent d’une sorte de radar qui leur permet d’avoir une vue en coupe de l’atmosphère, et ce radar a capté des images du cyclone. Jamais elle n’aurait espéré trouver des données aussi précieuses… elle s’en sert pour bâtir une extrapolation…
La catastrophe est imminente. Aucun doute là-dessus. Si le phénomène s’était produit en eaux plus chaudes, cela aurait entraîné la formation d’une colonne d’air chaud au sein de ce tourbillon de vagues, de courants, de vents et de nuages : le genre de colonne qui engendre un nouveau cyclone.
Louie commence à s’habituer à arpenter la Lune dans la peau de ce crétin de robot, à tel point que le plus souvent il le laisse en mode automatique jusqu’à ce qu’il ait besoin de procéder lui-même à une manipulation. Le premier jour a été le plus dur ; ladite manipulation consistait en la remise en route de l’« assembleur » afin qu’il fabrique des bus de données et des câbles de connexion pour toutes sortes de bidules qui n’avaient jamais été conçus pour fonctionner en réseau – ça n’a pas été de la tarte.
Comme il subsiste un délai d’une seconde et demie entre le robot et lui, cette saleté de machine doit se débrouiller toute seule pour les manips les plus délicates – chaque fois qu’il faut tourner une vis sans la serrer à fond, Louie doit mettre le robot en position, quitter l’interface directe, indiquer au robot la force à exercer, attendre qu’il ait fait son boulot… il lui a fallu plus d’une heure pour ôter les six vis Philips qui maintenaient une plaque dissimulant deux leviers dont l’accès était indispensable.
Il en a profité pour subtiliser tout un tas de trucs aux Français. Si ça ne leur plaît pas, ils n’ont qu’à venir l’arrêter ; mais ils ont diminué leur présence lunaire et ne risquent pas de remarquer quelque chose.
Une fois les systèmes intégrés et les robots programmés, les choses se sont accélérées. Le Pentagone lui a transmis toutes sortes de logiciels de conception optimisée, et ça fait deux jours qu’il les fait tourner dans le système principal. Dans quelques heures, si tout va bien, il sera en mesure de lancer deux petites fusées de transport, conçues sur la Lune par lui-même et ses robots, qui apporteront sur Constitution une partie des provisions de bouche françaises. Il ne risque pas encore de mourir de faim, mais ça lui fera du bien de manger autre chose que son gruau habituel, et puis cette idée de test en valait bien une autre.
Il s’est aperçu ces derniers jours qu’il aime bien se balader sur la Lune. Les petits réplicateurs sont désormais tous ses « esclaves » – le système contrôle toutes leurs activités – et ils s’agitent sérieusement ; la netteté des ombres et la noirceur du ciel l’enchantent toujours autant.
Il regrette de ne pas être là-bas en personne, de ne pas laisser l’empreinte de ses pas sur ce sol que rien n’a troublé depuis plusieurs milliards d’années, et il a déjà fait une proposition en ce sens. Vu l’équipement dont dispose la Base lunaire, auquel s’ajoute celui qu’il est en train de mettre sur pied, il lui serait facile de fabriquer un système de propulsion capable de placer Constitution en orbite lunaire – à condition de faire ça en douceur, la station ne pouvant supporter une accélération supérieure à un vingtième de gramme. En fait, il pourrait aller où il veut, même s’il renâcle à l’idée de descendre dans le Caveau, ce qui serait nécessaire en cas de long voyage.
Читать дальше