Avant d’avoir pu s’en empêcher, il les voit en train de fabriquer leur saloperie de bande : Kimbie Dee tente de protéger sa nudité lorsque le monstre apparaît dans la salle de douches, il est gigantesque, hideux, il braque un revolver sur elle, la contraint à baisser les mains pour qu’il puisse la reluquer…
Il s’arrache à ces images, au bord de la nausée, mais il a senti autre chose dans ce souvenir, et il l’identifie lors de sa plongée suivante.
C’est un nom, un nom qu’il connaît bien. Mais jamais il n’aurait cru que cet homme puisse acheter une telle bande, encore moins financer sa fabrication.
Mais aucun doute n’est permis. Jerren Anders était sûr de travailler pour cet homme, lui seul aurait pu se débrouiller pour que la plupart des membres de son réseau soient condamnés à mort.
La suite des opérations s’annonce difficile. Randy se félicite de ce que ses datarats lui aient permis de gagner du temps – car il va en avoir besoin.
Si les résultats arrivent à ce moment-là, c’est peut-être parce que Carla Tynan a eu le temps de prendre un repos mérité pour la première fois depuis plusieurs jours. Toujours en plongée, Mon Bateau a enfin franchi l’équateur et file vers les îles Salomon. Elle n’a pas le cœur à prendre des bains de soleil ni à bosser à la surface.
Di et son équipe fournissent sans conteste un travail de premier ordre, et ils ont réussi à bâtir un modèle des mouvements du cyclone en fonction de l’azimut de son jet d’écoulement. La NOAA est efficace dès qu’on lui indique la marche à suivre…
C’est exactement ce qui lui posait problème quand elle bossait là-bas, se dit Carla, toujours étendue sur son lit bien chaud et bien propre ; une fois qu’elle avait formulé un concept, elle avait un mal fou à s’intéresser aux détails accessoires, sauf lorsqu’ils confirmaient ledit concept. Quand elle était en forme, elle appelait ça le « syndrome de Daniel Boone » : dès qu’elle avait conduit les pionniers en haut d’une colline, elle ne souhaitait que foncer vers la suivante. Quand elle n’était pas en forme, ce qui lui arrivait souvent à l’époque, elle diagnostiquait chez elle un mélange d’authentique créativité et de paresse pathologique – comme elle savait que ses idées suffisaient à lui assurer un emploi, elle se contentait de les émettre, laissant ses collègues se charger du sale boulot.
Mais ce fut Louie, dont la personnalité n’avait pourtant rien d’introspectif, qui lui avait fait entrevoir la façon dont fonctionnait son esprit. « Ce n’est pas de la paresse, idiote. Quand tu traques une nouvelle idée, tu travailles vingt heures par jour, non ? Et ça n’a rien à voir avec l’esprit pionnier, car quand tu ne traques aucune idée, tu passes ton temps à faire du shopping ou à lire des conneries – on ne peut pas dire que tu ailles à la chasse aux idées. Ce qu’il y a, c’est que tu ne supportes pas le fait qu’il existe des choses que tu ne saches pas. Quand tu attrapes une idée au vol, tu n’as pas de répit tant que tu ne l’as pas confirmée ou infirmée. Et quand tu n’en attrapes aucune, tu te contentes de faire les choses que tu as envie de faire. Ce n’est pas un crime, pas vrai ? Pourquoi faut-il que tu passes d’un extrême à l’autre, que tu te considères tantôt comme une sainte et tantôt comme une criminelle ? »
Elle éprouve un certain plaisir à se repasser cette scène mentalement – cela pourrait déboucher sur un chouette rêve érotique, mais elle est surtout heureuse de se souvenir que Louie la comprend, même s’il est le seul. En outre, quand elle a envie de faire l’amour avec Louie, elle se rappelle aussitôt qu’il lui faudra patienter plusieurs mois, car sa mission spatiale vient d’être prolongée pour une durée indéterminée. Elle pousse un grognement, se lève, va sous la douche (une douche avant et après le lit – voilà qui est bien complaisant) et s’abandonne aux caresses reposantes de l’eau chaude.
L’équipe de la NOAA a la situation en main et, en dépit des machines dont elle dispose à bord et des nets auxquels elle peut accéder, ils sont nettement mieux équipés qu’elle, de sorte qu’elle n’a plus besoin de s’intéresser à ce problème de jet d’écoulement.
Sauf que quelqu’un – un écrivain de science-fiction du siècle dernier, son père adorait le citer – a dit un jour que les choses n’arrivent jamais une à la fois.
Elle se secoue les cheveux, aspergeant la cabine, et elle offre son dos à l’eau bouillante, se masse les reins pour chasser la tension de son corps. Jamais une à la fois. Que fait un jet d’écoulement, hormis créer une zone de haute pression dont le cyclone a tendance à s’éloigner ? Quels sont les autres effets de ce jet ?
Des tornades sur les terres, des déluges sur les eaux – un ouragan engendre des tornades sur son passage. On en distingue déjà tout un groupe à droite de la trajectoire de Clem, un groupe plus petit au point de descente du jet. Météorologie élémentaire : l’effet de cisaillement qui affecte les vents cycloniques peut s’accompagner d’une rotation dans un plan horizontal due à l’influence des cumulo-nimbus présents sur la couronne.
Lorsque la rugosité du sol ralentit la vitesse du vent, on assiste à un effet de cisaillement ; en haute altitude, la vitesse du vent n’est pas altérée, ce qui entraîne la formation d’un tourbillon dont l’axe est horizontal. Mais les vents ascendants qui accompagnent la formation orageuse font pivoter cet axe à la verticale, et c’est ainsi qu’on obtient une tornade.
En descendant vers le niveau de la mer, le jet d’écoulement augmente l’humidité de l’air, créant une zone dont le vent a tendance à s’éloigner. D’où un effet de cisaillement en cascade et une prolifération de cumulo-nimbus, et par conséquent de courants ascendants. Là où le jet d’écoulement effectue sa descente, les conditions sont idéales pour que des tourbillons se forment autour des zones de basse pression – on appelle cela la tornadogenèse.
Tout cela a été découvert à peine soixante ans plus tôt, lorsqu’on a été en mesure de suivre au radar la progression d’un cyclone de belle taille, ce qui a permis d’observer les cumulo-nimbus, les tornades et l’œil lui-même. Beulah, qui a sévi durant les années 1960, a été propulsé sur le continent par ses jets d’écoulement, semant des tornades sur son passage à la façon d’un camion perdant son chargement de boîtes de conserve.
Les jets d’écoulement de Clem vont donc déclencher de beaux effets de cisaillement. Et créer une zone de haute pression à très basse altitude. Ce qui va donner plein de tornades et plein de déluges…
Et ce jet d’écoulement se déplace. Quand il disparaît, l’air à haute pression cesse de descendre. Du coup, les tourbillons comprimés à basse altitude se mettent à remonter…
… comme une bulle de vapeur dans une bouilloire. Comme un ludion quand on ôte son doigt de la membrane en caoutchouc – lorsque Carla avait six ans, son père lui a offert une bouteille d’eau contenant un petit homme-grenouille en verre ; il y avait une bulle d’air dans celui-ci, et quand on appuyait sur la membrane, la pression comprimait la bulle, la densité de l’homme-grenouille augmentait et ça le faisait couler ; quand on relâchait la pression, la bulle augmentait de volume et l’homme-grenouille remontait.
Une grosse bulle d’air. Remontant depuis la surface d’un océan chaud et furieusement agité. Des vents puissants au niveau de cette surface, convergeant vers le point où va grimper la bulle…
Si le jet d’écoulement se déplace assez vite, si la zone de haute pression se développe verticalement assez vite, on obtient un cas typique de formation d’un cyclone. Ce phénomène est plutôt rare – quand un jet d’écoulement se déplace dans un cyclone normal, la zone de haute pression est plus proche de l’œil et la masse d’air se déplace suivant un mouvement centripète, se contentant d’alimenter le cyclone. Mais vu la taille de Clem… vu que le jet d’écoulement peut descendre à plusieurs centaines de kilomètres de là…
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