Ils discutent encore quelques minutes ; apparemment, la colonne a doublé de taille à Oaxaca, car nombre de gens venus des vallées environnantes attendaient son arrivée et souhaitaient en grossir les rangs. La ville a bien supporté les intempéries – sa situation géographique lui en a épargné le plus gros. Ce que Jesse a pu voir des vieux quartiers lui a paru pittoresque ; le Zócalo était intact et n’attendait que le soleil – promis par Louie et Carla – pour resplendir de toute sa beauté. Hardshaw perçoit un nouveau souvenir de Mary Ann : elle est assise dans le square de bon matin, la peau chauffée par le soleil et par le vent, les yeux fixés sur les grilles ouvragées du kiosque qui se détache tel un spectre blanc sur un fond de bleu outremer ; quand elle en aura le loisir, se dit-elle, peut-être qu’elle ira faire un tour là-bas pour réchauffer ses vieux os.
Elle espère qu’aucun des branchés n’a perçu cette idée, car elle n’aimerait pas se retrouver en train de bronzer avec plusieurs millions d’individus.
— Jesse, ajoute-t-elle, si vous voulez bien informer les gens… la capitale provisoire des États-Unis est désormais Charleston, Virginie-Occidentale. Dès que nous disposerons des moyens de transport adéquats, nous nous établirons plus au nord et à l’ouest, sans doute à Pierre, dans le Dakota du Nord, qui dispose de l’infrastructure nécessaire et ne semble pas trop endommagée. Pour ceux d’entre vous qui sont inquiets à ce sujet, tout ce que je peux vous dire, c’est que nous commençons à peine à recevoir des rapports du reste des USA et du reste de la planète. Les images satellite montrent qu’une partie substantielle de la Floride a été engloutie, mais nous n’avons que des informations incomplètes en provenance du nord de cet État. Le Saint-Laurent a envahi la vallée de la Mohawk – du moins nous a-t-on signalé que la Mohawk River coulait désormais à l’envers – et son cours a rejoint celui de la Hudson River. L’île de Manhattan est toujours là, mais l’eau arrive au quatrième étage des immeubles qui sont encore debout.
» La Californie et la côte ouest doivent être considérées comme anéanties jusqu’au niveau des Sierras. Sans doute y a-t-il plusieurs millions de survivants dans cette zone, les gouverneurs de la région sont en train d’aménager des postes d’accueil sur les autoroutes, et j’espère qu’ils pourront organiser des opérations de secours dans un avenir proche. En attendant, si vous vous trouvez dans cette zone, veuillez rester où vous êtes tant que vous n’aurez pas déniché un moyen de transport fiable, et dirigez-vous alors vers l’est. Après avoir franchi les montagnes, vous trouverez tôt ou tard un toit et de la nourriture.
» Je tiens également à avertir toute nation ou toute force hostile que les États-Unis ne renoncent en aucune manière à leurs territoires, et que nous nous opposerons par la force à toute tentative de pénétration armée desdits territoires.
» Quant au reste du monde… je vous souhaite bon courage et, en ce qui me concerne, je compte accomplir la tâche qui m’a été confiée jusqu’à ce que je sois relevée de mes fonctions par les autorités compétentes. Bonne nuit et bon courage.
Elle sent Mary Ann réagir à son discours de façon positive ; apparemment, elle a trouvé les mots qu’il fallait.
Elle discute quelques instants avec Jesse pendant que l’immense colonne gravit la route en lacet vers Monte Albán. La pluie est agréablement tiède et de plus en plus douce ; elle sait qu’elle a mille choses à faire, mais elle apprécie de se retrouver dans ce corps jeune et sain, en train de marcher dans un pays exotique et de se demander ce que pensent les gens qui l’entourent. Mais elle sent que Mary Ann commence à être agacée par sa présence, ce qui n’a rien d’étonnant – c’est sa vie, après tout. Brittany Lynn Hardshaw lui transmet donc ses remerciements, pousse un soupir intérieur, puis retourne au sein de la tempête qui règne sur Charleston.
Les marines sont sur le point de l’emporter ; les rues sont toujours inondées, mais les torrents sont désormais canalisés, leur eau coule vers les faubourgs et les sacs de sable tiennent le coup. Durant les minutes qui viennent de s’écouler, nombre de rapports sont venus confirmer ce que tout le monde espérait : la ville de Charleston va survivre, et avec elle le gouvernement fédéral. Le contact a été rétabli avec plusieurs centaines d’agences et de bureaux, ainsi qu’avec la moitié des bases militaires.
Hardshaw se lève en gémissant, accepte avec reconnaissance une tasse de café, avec modestie les applaudissements qui saluent son discours. En termes de superficie et de population, la nation qu’elle dirige aujourd’hui n’a rien à envier à celle que dirigeait Lincoln. Si les cyclones vont être enrayés – et elle n’a aucune raison de douter de la parole de Louie et Carla –, les USA vont disposer d’une nouvelle frontière, à savoir la zone qui s’étend entre les montagnes et les nouvelles côtes. Avec un peu de chance, peut-être que les Américains vont à nouveau être exaltés par le concept de frontière…
La semaine prochaine, elle compte bien demander au Congrès de suspendre cette disposition ridicule qu’est le Vingt-Deuxième Amendement. Il ne lui déplairait pas d’être le premier Président depuis Roosevelt à accomplir un troisième mandat car, entre la reconstruction et la nouvelle frontière, le travail ne manque pas.
À la surprise générale, le président des États-Unis éclate de rire, un bol de chili dans une main et une tasse de café dans l’autre. Elle ne cherche pas à expliquer sa réaction. Cela n’a aucune importance. Son discours a eu l’effet escompté : le moral est au beau fixe.
Deux heures plus tard, à la nuit tombante, les bureaux sont couverts de papier et un flot régulier d’instructions est transmis par le net aux officiers fédéraux de tout le pays. Pour l’instant, ceux-ci sont occupés à compter les morts et les disparus, ils ne savent même pas où finit l’embouchure du Mississippi et où commence le golfe du Mexique, mais la machine s’est remise en route. La Réserve fédérale se compose d’un directeur, de huit volontaires issus d’une école de commerce et de quarante ordinateurs ; le ministère de la Défense est plus pauvre en généraux que ne l’était le président Monroe lors de la guerre de 1812 ; les ministères du Commerce, de l’Intérieur et des Affaires étrangères cherchent encore à définir leurs domaines d’intervention… mais le gouvernement est toujours là. Il ne s’est pas effondré.
Et dans les faubourgs de la ville, dans un hôtel situé en bord d’autoroute, l’antenne du FBI à Charleston est devenue officiellement le FBI. Les quatre agents qui le composent, dont un seul était en poste à Washington avant la tempête, planifient leurs activités des prochains jours lorsque leur unique ordinateur émet soudain un bip.
Ils se tournent vers l’écran et découvrent le titre du document qu’on est en train de leur télécharger : RAPPORT SUR L’IDENTITÉ DES TÉMOINS IMPLIQUÉS DANS LES ASSASSINATS DE HARRIS DIEM, DIOGENES CALLARE ET CARLA TYNAN, DÉPOSITION DE CARLA TYNAN.
L’un des agents téléphone aussitôt au ministre de la Justice, qui lui apprend qu’elle a reçu le même rapport. Quelle que soit la nouvelle nature de Louie et de Carla, ils ont conservé un mépris total pour les procédures administratives.
C’est au-dessus de Novokuzneck que l’on trouve le ciel le plus dégagé de l’hémisphère Nord ; il n’y a pas un nuage à l’horizon. John Klieg et Glinda Gray sont sortis pour profiter un peu du soleil.
— Ils nous ont confisqué le site ? demande-t-elle. Sans le moindre dédommagement financier ?
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