Il aimerait prendre le temps de s’admirer, mais quelques heures s’écouleront avant que la petite Alice puisse le voir, et ce sont ses yeux qu’il souhaite emprunter. En attendant, ses tracteurs et ses usines se lancent dans une production intensive ; les « frisbees de glace » doivent s’envoler le plus vite possible.
Lorsque Carla est entrée en contact avec eux après son réveil, les informaticiens de la NSA ont failli oublier leurs ordres d’évacuation. Pour la seconde fois, une personnalité survivait dans le net après la destruction de son organisme. Mais ils n’ont plus besoin de son exemple pour accorder foi aux affirmations de Louie : la présence de la comète dans le ciel a suffi à les convaincre.
Repliés au centre de l’Amérique du Nord, les agents de la NSA s’efforcent désespérément d’enregistrer cet événement sans précédent que sont les retrouvailles de Louie et de Carla. Leurs communications monopolisent toutes les fréquences disponibles, et il faut se féliciter que deux milliards de personnes ne puissent plus se mettre en ligne, car Louie et Carla semblent occuper quatre-vingt-dix pour cent de l’espace électronique disponible.
Pour quelle raison s’intéressent-ils aux archives des centres antipollution de la Bolivie… aux taux de change pratiqués par la Banque de France durant les deux derniers siècles… à la mise en corrélation des résultats électoraux du Nevada et des derniers recensements effectués dans cet État… voilà qui est inexplicable, mais ils assimilent toutes ces données, et bien d’autres encore. Carla n’a mis que trois secondes pour s’introduire dans les archives du ministère de la Défense, section Ingénierie génétique, pour copier la cartographie ADN de toutes les espèces qui y étaient cataloguées et pour transmettre ces copies à Louie.
Quels que soient leurs buts, il est difficile de leur résister. Ni la NSA à Denver ni le président Hardshaw à Charleston n’ont les moyens de s’opposer à eux, mais on tient en outre à ce que Louie accomplisse sa mission initiale.
Les images satellite confirment qu’il s’est mis au travail. Un gigantesque disque de glace incandescent, dix fois plus large que la vieille station Constitution, jaillit du halo de la comète, traînant derrière lui un sillage de vapeur. Sa masse envahit la totalité de l’écran, occulte celle de la Terre, puis plonge vers les eaux bouillonnantes du Pacifique.
Son éclat vire à l’orangé ; puis à l’écarlate ; puis le disque disparaît lentement au-dessus du globe, et on voit fleurir un bouquet de nuages.
Louie vient de faire tomber la nuit au-dessus du Pacifique, comme prévu.
Le terminateur se trouve à présent le long de la cordillère des Andes, le soleil va bientôt se coucher au-dessus de l’Amérique du Nord, de sorte que la nuit tombera sur le Pacifique dans cinq heures environ. En attendant, Louie lance ses frisbees de glace à la cadence de dix par heure, et ils tombent en spirale depuis 2026RU, qui se trouve à présent à la même longitude que Le Cap, zébrant l’atmosphère de cristaux de glace au-dessus de l’océan.
Le téléphone sonne dans la superbe maison qui domine la mer ; il est fort tard et le docteur Nathan Zulu se préparait à se coucher après avoir passé plusieurs heures à corriger des dissertations.
— Bonsoir, docteur Zulu.
— Qui est à l’appareil ?
L’écran du téléphone reste noir. Puis il y apparaît une image de synthèse plutôt grossière.
— Je m’appelle Louie Tynan…
— Oui !
Nathan Zulu se demande s’il est en train de rêver.
— J’ai un service à vous demander ; pouvez-vous prier Alice de mettre sa fiche et de sortir dans la cour disons… dans un quart d’heure ?
Comme le veut l’absurde logique des rêves, il fait remarquer à son correspondant qu’Alice est déjà couchée et endormie, mais Louie Tynan lui promet que ce ne sera pas long, et puis, pour une fois…
Tout en espérant qu’il va se réveiller, il va chercher sa fille, lui fait mettre sa fiche et, vêtue de son pyjama et de son peignoir, elle descend dans la cour avec lui et contemple les rouleaux de Saint Helena Bay. L’éclat de 2026RU est comparable à celui du Soleil et c’est à peine si l’on distingue quelques étoiles dans le ciel.
Alice reste muette – elle dort à moitié – et il est de plus en plus convaincu qu’il est en train de rêver…
Une barre lumineuse apparaît dans le ciel à l’ouest, telle une épaisse ligne blanche. Durant les deux minutes qui suivent, elle s’allonge et s’élargit, puis son extrémité se recourbe. Alors qu’elle effleure l’horizon, elle vire à l’orange vif, puis se teinte d’un éclat incandescent, laissant derrière elle un long sillage blanc, telle la plus fabuleuse des étoiles filantes.
Il sent Alice raffermir l’étreinte de sa main sur la sienne ; elle ouvre des yeux immenses tandis que l’étrange objet descend des cieux.
Quelques minutes plus tard, cet objet est devenu un ovale flamboyant, dix fois plus gros qu’une pleine lune… et soudain, il explose en une profusion d’étoiles filantes. Alors que les dernières achèvent de s’estomper, on entend un grondement dans le ciel.
Le téléphone portable de Nathan Zulu se met à sonner. Il le décroche et découvre à nouveau Louie Tynan.
— Pourrais-je parler à Alice, docteur Zulu ?
Il tend l’appareil à sa fille et entend Louie lui demander :
— Ça t’a plu ?
— C’était totalement plat, monsieur, répond-elle.
— Ça veut dire que c’était beau, précise Nathan en se penchant sur l’épaule de sa fille.
Louie éclate de rire.
— Me voilà soulagé. Je tenais à ce que tu voies ceci, Alice. Je suis un fan de L’Âge de l’innocence.
— Et moi, je suis une fan de vous, monsieur, dit-elle avec un sourire rayonnant.
Ils bavardent une ou deux minutes, puis Louie raccroche. Alice a les yeux brillants et elle ne cesse pas de babiller pendant qu’il la ramène dans sa chambre et la borde soigneusement.
Sa mère pense qu’il est temps de lui dire la vérité au sujet du Père Noël, et Nathan se dit que ça ne va pas être facile. Elle croit déjà à des choses encore plus impossibles… et qui se trouvent être vraies.
La prochaine dissertation à corriger s’intitule : « Jung : Éléments du fantastique dans la vie quotidienne ». Son auteur a sûrement pillé un ouvrage de référence. Quelques minutes plus tard, le docteur Zulu s’est remis au travail. Le ciel nocturne est peut-être illuminé comme en plein jour, sa fille s’est peut-être mise à dialoguer avec les comètes, mais la vie continue.
— De plus en plus étrange, dit la dénommée Lynn au président Hardshaw. Il vient d’en lancer un au-dessus de l’Atlantique sud. Sans raison apparente. Mais sans chercher à agir en secret… l’ennui, c’est qu’il est tellement rapide que nous avons du mal à le suivre.
» Au fait, il nous a aussi donné de bonnes nouvelles. Il a déjà procédé à quelques essais avec les masers et il semble être en mesure de dissocier ces cristaux en atomes d’hydrogène et d’oxygène.
— Quels cristaux ? demande Hardshaw.
Elle est obligée d’élever la voix pour couvrir le vacarme de la pluie diluvienne qui s’abat sur Charleston ; heureusement, on lui a assuré que les bâtiments tiendront le coup.
— Eh bien, quand ces disques de glace explosent à trente mille mètres d’altitude sous l’effet de l’évaporation et de l’onde de choc, l’eau qu’ils expulsent se transforme aussitôt en cristaux de glace. Ce sont eux qui forment les nuages qui occultent le Soleil. Ce qui inquiète Louie, c’est qu’une fois la nuit tombée, ces cristaux empêchent la chaleur de quitter l’atmosphère terrestre. Apparemment, il a eu l’idée d’utiliser un maser – un laser à micro-ondes – pour les faire sauter afin que l’hydrogène se dissocie de l’oxygène et s’envole dans l’espace.
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