Hardshaw hoche la tête.
— D’accord, c’est suffisamment clair pour que je puisse expliquer ça aux médias.
— Ce n’est pas tout, madame le Président. Des rapports émanant de Carla commencent à apparaître sur tous les sites informatiques de la planète – dûment authentifiés. Elle rédige quatre communications scientifiques par minute et les expédie tous azimuts.
— Mais ça va marcher, n’est-ce pas ?
Hardshaw sirote une bonne gorgée de café chaud. L’ancienne capitale de la Virginie-Occidentale – désormais siège provisoire du gouvernement des États-Unis – est retranchée derrière des barrières de sacs de sable, et deux cents marines résistent avec acharnement aux eaux torrentielles qui envahissent les rues. La situation est censée s’améliorer dès que l’averse perdra de sa violence, mais en attendant, fidèles à leur devise – Semper fidelius –, les soldats courent à chaque instant le risque de se noyer sous des trombes d’eau.
— Tant que j’y pense, adressez mes compliments au commandant et faites porter à ses hommes des sandwiches et du café. S’il le faut, les parlementaires se priveront de déjeuner.
— Certains d’entre eux sont sortis donner un coup de main aux marines, réplique Lynn. Les autres peuvent crever de faim.
Elle transmet les instructions du Président, puis se tourne à nouveau vers son écran.
— Son principal centre d’intérêt – je parle de Carla Tynan –, c’est l’impact écologique de l’opération. Les scientifiques de la NSA ont étudié de près son rapport sur l’effet des masers sur les cristaux de glace. Apparemment, la majorité des atomes d’hydrogène fileront vers l’espace, comme prévu – leur vélocité moléculaire est nettement supérieure à la vitesse de libération et l’altitude où ils se trouvent garantit un taux de succès de soixante pour cent. En ce qui concerne les atomes d’oxygène, c’est une autre histoire ; une telle quantité d’oxygène monoatomique à un tel niveau d’énergie va entraîner la formation d’ozone en grande quantité.
— Mais c’est une bonne chose, n’est-ce pas ? Ça va boucher les trous dans la couche d’ozone, si je ne me trompe ?
— À en croire Carla, ce ne sera pas tout, loin de là – les gars de la NSA n’ont pas encore eu le temps d’analyser son rapport, mais le résumé affirme que la couche d’ozone va devenir beaucoup plus épaisse. Entre autres conséquences, les ultraviolets ne pourront pratiquement plus entrer dans l’atmosphère, ce qui fait que tout un tas d’insectes pollinisateurs qui se guident aux UV seront incapables de localiser les fleurs où ils sont censés déposer le pollen. Elle est en train de répertorier tous les phénomènes écologiques de ce type auxquels nous assisterons durant la restauration.
— Il y aura donc une restauration ?
— C’est ce que pense Carla. Et en termes de capacité mentale, Louie et elle disposent d’un cerveau mille milliards de fois plus gros que le vôtre ou le mien. Je pense que nous pouvons nous fier à eux.
Hardshaw se carre sur son siège et achève son café. Il fut un temps où elle comptait chaque tasse et s’efforçait de limiter sa dose quotidienne ; aujourd’hui, elle n’en a jamais trop. Quelqu’un lui tend un hot-dog et elle commence à le mâcher, avalant chaque bouchée comme une machine bien huilée. Elle lève les yeux et découvre le visage soucieux d’une femme grisonnante vêtue d’un tablier rouge ; elle se rappelle que cette tenue est l’uniforme d’une chaîne de restauration rapide.
— Tout va bien, madame le Président ?
— Ça pourrait aller mieux. Ainsi donc, vous êtes devenus les fournisseurs officiels du gouvernement des États-Unis ?
— Ouaip. Quand la crise sera passée, on installera des panneaux du genre « Hot-dog au fromage présidentiel ».
La serveuse se fend d’un sourire radieux, et Brittany Lynn Hardshaw fait de même.
— Savez-vous que je travaillais dans un établissement de ce genre quand j’étais gamine ?
— Je crois l’avoir lu dans un article qui vous était consacré.
— Eh bien, avec le recul… je suis ravie d’avoir choisi une autre carrière.
Ce n’est pas ce qu’elle a dit de plus drôle dans sa vie, mais la serveuse éclate de rire. Hardshaw déchiffre le nom gravé sur son insigne.
— Avez-vous des enfants ou des petits-enfants. Lorraine ?
— Ouaip. La maison est haut perchée, les fondations sont en béton, et leur père est avec eux. Ils devraient s’en tirer.
— Eh bien, quand vous les reverrez, dites-leur de ma part…
Hardshaw marque une pause. Dites-leur de retrousser leurs manches ? C’est ce que fait déjà la majeure partie de la population. Dites-leur que je compte sur eux pour reconstruire l’Amérique ? Mais peut-être que l’Amérique n’aura plus de raison d’être ; qui pourrait dire sous quel visage se présentera l’avenir ?
— Dites-leur de voter républicain, déclare-t-elle.
Lorraine éclate de rire.
— Leur père va être furieux, mais je le leur dirai. Ça fait des années que Herman et moi votons pour des camps opposés.
Elle s’éloigne en gloussant vers la cafetière qui attend d’être alimentée, et Hardshaw se remet au travail.
— Patron ?
Le jeune homme qui lève la main est vêtu d’une chemise naguère blanche et d’une cravate naguère rouge.
— Oui ?
— Nous avons Mary Ann Waterhouse sur un canal privé – Carla Tynan vient de nous communiquer un numéro, et ça marche.
— Passez-moi Ms. Waterhouse.
Le jeune homme prononce quelques mots dans un micro, puis apporte à Hardshaw un casque et des lunettes.
Ses yeux s’éclaircissent, et elle se retrouve en train de marcher aux côtés de Jesse. En temps normal, avant la venue de Clem, la route qu’elle foule aurait été classée comme modérément difficile, mais elle ressemble à présent à un sentier bourbeux. La voie d’accès à Monte Albán est en fait plutôt étroite et mal entretenue. Hardshaw perçoit un vague souvenir dans l’esprit de Mary Ann, qui a visité les lieux alors qu’elle débutait dans la XV, la cité d’un blanc immaculé vue depuis le flanc de la montagne. Le spectacle était splendide, évoquant un joyau niché dans un écrin vert, et peut-être le redeviendra-t-il un jour.
Pour l’instant, la visibilité atteint péniblement les quarante mètres.
— Ici le Président, Jesse, dit-elle par la bouche de Mary Ann, et elle sent un milliard de personnes suspendues à ses lèvres.
— Bonjour, dit le jeune homme. Je crois qu’on ne va pas tarder à arriver. Louie Tynan vient de se brancher sur Mary Ann pour discuter avec moi ; apparemment, Carla et lui ont préparé quelque chose là-haut, c’est pour ça qu’ils nous ont demandé d’y conduire les réfugiés. Je ne sais pas comment il a fait, mais la pluie est moins forte depuis deux ou trois minutes, et il m’affirme que le ciel sera dégagé à notre arrivée mais que ça ne durera pas longtemps. Je n’ai aucune idée de ce qu’ils mijotent.
— Moi non plus. Vous voulez parler de Louie et Carla ?
— Oui.
— Espérons que nous leur sommes sympathiques ; à eux deux, ils peuvent faire ce qu’ils veulent de cette planète. Comment se passe la marche ?
— Eh bien, nous avons perdu une partie de nos effectifs, les gens qui voulaient se trouver un abri à Oaxaca, mais nous avons été rejoints par ceux qui avaient déjà un refuge ou avaient perdu tout espoir. D’après les estimations que l’on m’a données, nous sommes environ une centaine de milliers. Il nous faudra environ quatre heures pour arriver à Monte Albán. Ensuite, Dieu seul sait ce qui va se passer.
— Rassurez-vous, Jesse. Personne ne vous a demandé de diriger cette opération. Mais tenez-moi au courant le plus souvent possible.
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